Rodrigues

30 novembre 2008 0 Par Catnatt

Medicine Crow - Perits Shinakpas ( Crow ) 1848-....

Demain, c’est la journée mondiale du sida. Et je remercie la vie, Dieu, la chance de ne pas avoir été touchée de près. Quoique. Brièvement.En 1985, on commence à entendre parler du sida. C’est un truc un peu obscur, peuplé de légendes urbaines, dédicacé aux homosexuels et aux drogués, en bref, aux comportements perçus comme déviants. Si tu restes dans le droit chemin, il ne t’arrivera rien. Ben voyons…La préservatif rentre dans nos vies. De temps en temps. Le scandale du sang contaminé démontrera de manière spectaculaire qu’il n’est pas question de déviance mais que ça tombe sur tout le monde. C’est ainsi. On entend beaucoup de conneries. Comme cette personne de ma famille, que j’ai la délicatesse d’épargner aujourd’hui : “De toute manière, tout le monde a fait n’importe quoi dans les années 70, tout le monde baisait avec tout le monde, la nature y mettra bon ordre, ce sida, ça va calmer tout le monde”.

 

Nous vieillissons avec cette maladie. Elle est là, installée. Faire l’amour peut tuer, c’est ainsi. Je fais quelques tests, spontanément ou liés à des circonstances, grossesse non désirée, ce genre de choses. Et puis…

 

Et puis, j’ai vingt-cinq ans. Je vis à Paris depuis 7 ans, je connais trop de monde, trop de sollicitations, c’est le très grand n’importe quoi. Je fais n’importe quoi. Et je rencontre Rodrigue. Il est adorable, très attentionné, très intéressé, en plein craquage pour moi. Je ne l’ai jamais aimé. J’ai éprouvé énormément de tendresse, de respect, mais de l’amour, non, je suis désolée, non.

 

Il m’accueille dans sa “communauté”. En acceptant de vivre avec Rodrigue, j’accepte la collocation avec une dizaine de personnes et cela ne se fera pas sans heurts. Je suis dans un tel état de fatigue psychologique que je me permets de me laisser aimer. Je m’accorde une année. J’en ai besoin, il faut que je me repose. Ça se passe très bien avec lui. Et pour cause, n’étant pas amoureuse, toutes les angoisses que peuvent générer cet état, sont absentes. Je crois qu’il ne s’est jamais fait trop d’illusions sur mes sentiments. Je pense qu’il était juste heureux de pouvoir partager un temps de ma vie. Et moi pareil.

 

Et le ciel s’est écroulé. La terre a tremblé pour Rodrigue. Ses parents vivaient en Afrique. Il en gardait le souvenir d’une enfance très heureuse, de celles dont on ne se remet jamais vraiment. Et son père a trompé sa mère. A chopé le sida. L’a transmis à la mère de Rodrigue. Situation infernale. Ils sont séropositifs tous les deux. Deux drames simultanés. La confiance qui s’écroule et la probable condamnation à mort. Nous sommes en 1995 ou 96. Autant dire que les traitements étaient loin d’être au point. Nous n’en parlerons jamais lors des rares déjeuners dominicaux. Je croise de temps en temps ses parents mais je crains que le sujet n’ait été abordé. Coup du destin, cette femme fera partie des mystères scientifiques. Elle redevient séronégative au bout de quelques mois. Un miracle. Le père le reste, payant l’addition d’une banale tromperie le prix fort, le prix du sang.

 

Je n’ai pas le souvenir que Rodrigue se soit écroulé. Je crois qu’il a encaissé très dignement. J’étais impuissante. L’atmosphère de la rue Barreyre, surnom de cette collocation étrange, s’est plombée. Entre cette terrible nouvelle, et le suicide ou non de la mère de l’un d’entre nous, la vie a frappé fort dans cette maison. Alors, cette association s’est dissoute. Nous avons pris un appartement de notre coté avec Rodrigue. Ses parents se sont installés définitivement en France, il me semble. Nous aussi, dans notre nouvel appartement. Mais nous ne nous faisions aucune illusion nous concernant, Rodrigue et moi.

 

J’ai quitté Rodrigue au bout d’un an comme je l’avais dit. Je n’ai jamais su comment ça s’était passé après. Trithérapie ou non. Et ma vie a continué, épargnée par le sida. Pas d’amis touchés. Pas de morts. Pas de malades. Juste quelques personnes croisées un peu trop pâles, un peu ravagés par la maladie dont on soupçonne qu’ils se battent pour survivre. Des tests réguliers dans des centres anonymes avec l’attente infernale, des regards échangés dans les salles d’attente avec cette question révoltante : “Il y en a forcément un d’entre nous qui l’a. Alors…toi ou moi ?”

 

Le sida, la maladie de l’amour. Qui peut faucher n’importe qui pour une seconde d’inattention, d’oubli, d’imprudence. Et qui vous amène à marcher seul dans les rues en vous demandant inlassablement : “Cette seconde n’est-elle pas trop cher payée ? Je voudrais tant revenir e arrière. Mais c’est trop tard”. L’Afrique en crève. Dans les campagnes reculées de Chine, on en crève sans médicaments. On en crève partout.

 

Donnez, participez demain. Parce que demain, c’est vous qui survivrez peut-être grâce à la recherche, aux dons. Vous serez accompagné, on défendra vos droits. Oui, vous survivrez. Ou votre enfant. Votre frère. Votre amie d’enfance. Votre collègue de travail. Parce que c’est une saloperie dont l’homme doit venir à bout et que ce n’est que grâce à vous que cette éradication pourra se faire. Pour ne plus laisser les malades, seuls.

 

Parce que le sida est une maladie particulière qui s’attrape en faisant l’amour. Le plus bel acte qui soit en ce bas monde. Faire l’amour, c’est la vie, pas la mort. Je veux bien mourir de n’importe quoi. Mais pas d’avoir fait l’amour, ça, c’est non !

 

Il est intolérable de mourir d’amour et c’est le cas, tous les jours….Alors, donnez !

 

Et je me demande si le père de Rodrigue en est mort ou s’il continue de marcher dans les rues…

 

“I walked the avenue till my legs felt like stone

I heard the voices of friends vanished and gone

At night I could hear the blood in my veins

Black and whispering as the rain

On the streets of philadelphia”

Photo trouvée ici