Chanson pour danser éternellement avec mon père

25 avril 2010 7 Par Catnatt

 

 

« Il clan dei siciliani » est un morceau d’Ennio Morricone que j’adore.

 

Il me rappelle les années 70, mon enfance.

 

Il est surtout très proche de ce que j’ai pu vivre en famille, entre mélodrames, mélancolie et relations passionnelles.

 

Des violons, des envolées lyriques, une mélodie inoubliable et des temps de retenue.

 

(C’est assez important de cliquer pour écouter la musique)

 

 

 

Ha les familles de ritals….

 

Je me souviens des réunions de famille à la Toussaint, catholiques jusqu’aux ongles, quand ça nous arrange. On fleurissait les tombes, mon grand-père me racontait le destin de Marius et de Salvator, je sautillais dans les allées, ma grand-mère faisait la gueule comme d’habitude et mon père me répétait qu’il faut honorer ses morts. J’adorais ça et je continue à respecter comme je peux cette tradition. Il était interdit de parler italien parce qu’il fallait s’intégrer à tout prix mais on mangeait la pastaciutta, et le ragoût de mouton. Je priais le soir pour faire plaisir à Giovanna et fixais la vierge fluorescente en la suppliant de ne pas prendre vie.

 

Ils sont tous morts les uns après les autres et mon cœur s’est déchiré une première fois en assistant aux obsèques de mon grand-père, régnant sans partage sur mon cœur. Mon père était impressionnant, ancien joueur de rugby, et quand sa voix tonnait, j’étais terrorisée.

 

Je suis la seule des trois sœurs avec qui il a joué. Je crois que j’aurais pu être assez complice avec lui enfant mais ma mère veillait à prendre toute la place. J’ai passé mon enfance dans une sorte de tête-à-tête avec elle. Je crois qu’elle ne supportait pas non plus tout ce folklore d’immigrés complexés. Ce n’était pas assez sophistiqué pour elle. Et puis ce nom compliqué qu’il fallait épeler systématiquement, c’était irritant. Une famille trop rustre pour sa délicatesse. Moi, j’étais fière. Même quand je me faisais traiter de sale ritale à l’école. Mais à la rentrée, je rougissais systématiquement quand l’instit ne manquait pas d’écorcher mon nom de famille.

 

J’ai grandi. Maman est tombée malade et nous l’avons enterrée à son tour.

 

Nous nous sommes retrouvées face à face avec mon père. Plus d’intermédiaire, de traducteur, de pare-feu. Nous nous sommes fait du mal, je n’ai pas supporté ses larmes, il m’a detesté de ne pas en verser. Nous avons ri. Nous nous sommes débrouillés, orphelins de notre ancienne vie. Nous nous sommes choisis mutuellement comme bouc émissaires.

 

Nous nous sommes haï. Nous nous sommes tant aimés. J’ai appris en vieillissant que nous ne faisons que ce que nous pouvons.

 

Mon père, son intelligence, sa bêtise, sa violence, sa sensibilité, son éducation, ses colères monumentales, et sa pudeur. Je me suis aperçue avec le temps que j’étais sa préférée. Du moins qu’une complicité complexe s’était tissée dans l’adversité, nous unissant en quelque sorte.

 

La solidarité des gens qui ont été ravagés par un chagrin commun.

 

Longtemps perdue, la famille s’est réarticulée autour de moi. C’est lourd à porter. Chaque année qui passe, je retrouve mon père sur le quai de la gare, avec toujours un peu plus de cheveux blancs, de rides, d’usures, de poids des ans. C’est un vieux monsieur. Jamais je n’aurais imaginé que je retrouverais mon grand-père dans son allure. Et je sais ce que cela veut dire. Mon père, comme un Dieu indestructible, va mourir un jour. Et ce jour-là, je serais orpheline. Il va avoir 80 ans et bientôt je ne danserai plus avec lui.

 

Lui, immense, massif, silhouette à la Marlon Brando dans « Le parrain », se recroquevillera. Je perdrai l’homme de ma première vie. Je serai amputée à nouveau. J’ai toujours aimé passionnément mon père mais j’ai aussi appris à l’aimer pour ce qu’il est vraiment. Et surtout à lui pardonner.

 

Les petites filles devenues grandes veulent toujours valser au bras de leur père. Il suffit que je lance cette musique pour être transportée dans ses bras invaincus, les morts ressuscitent, les sourires de la famille, leurs voix qui emportent tout sur leur passage, l’élégance de Maman, un temps à jamais disparu.

 

Je danserai éternellement avec mon père sur « Il clan dei siciliani’ .

 

(Billet initialement publié chez « Where is my song » )