Bon anniversaire, Baptiste

3 janvier 2013 22 Par Catnatt

Demain, Baptiste, mon fils, tu as dix ans. C’est tellement évident et à la fois tellement vertigineux. Je ne sais pas trop pourquoi l’humanité s’accroche, comme ça, aux passages des décades : dix ans, vingt ans, trente ans, quarante et après on arrête de compter.

 

Dix ans à courir les pieds de travers, enfin un, dix ans à te casser la figure et à te relever en riant, dix ans à appliquer ton mantra inconscient « il n’y a pas un problème que l’inaction ne finisse par résoudre », dix ans à me faire répéter les brossages de dents, de figures, de cheveux, dix ans à t’en foutre, dix ans de sensibilité exacerbée et d’oreilles qui traînent (je sais que tu écoutes tout le temps sans en avoir l’air), surtout dix ans à t’aimer.

 

Cinq ans à jouer aux jeux vidéo dont trois consacrées à Sonic, deux années de sarkozysme, trois années (seulement !) à te révolter contre ta sœur, huit à te foutre sur la gueule avec elle, dix ans d’amour fou et vache entre vous. Huit années à être pote avec Adrien, Ousmane, Yakine, Téa. Trois années à rêver avec Adrien de votre futur à base de banque et de baraques à Cannes, de voitures et d’argent. Dans une famille de gauche. Mon petit capitaliste.

 

Dix ans de regards et de silences entre nous, dix ans de « je t’aime » disséminés de ma part, ni trop ni pas assez je crois, dix ans de sourires de ta part et peut-être quatre réponses. Ta pudeur, mon chéri…

 

Dix ans à te regarder vivre fascinée, dix ans à m’énerver. Mon pétage de plomb quand pour la 350ème fois tu m’avais vidé un produit dans le bain – un putain de gommage suisse de l’Himalaya à 90 euros offert par Isa quand même – et que, de rage, j’ai sauté à pied joint et à plusieurs reprises sur ta voiture Batman et puis démembré ton robot. Tu t’étais couché le soir serrant fort ce qu’il en restait dans tes bras, soit le tronc et la tête et je ne me suis pas excusée. Je ne m’excuserai jamais pour ça. Mais je t’ai expliqué longuement et tu t’en souviens encore. Peau de vache, tu me le ressers sur un plateau de temps en temps en souriant malicieusement comme on rappelle une faute originelle.

 

Deux fois où tu m’as foutue une trouille bleue : quand tu t’es échappé de l’ère de jeu du parc des Buttes Chaumont à deux ans et qu’on t’a retrouvé à l’autre bout trente longues minutes après. Et quand tu es rentré à 19h30 alors que je t’attendais à 18h et que je t’ai cherché sous la pluie et dans la nuit pendant une heure et demi. Mes larmes quand je t’ai vu et ton incompréhension face à elles, tellement habitué à être un peu plus libre que les autres enfants.

 

Dix ans de crises de rire. Si tu savais comme j’aime ça quand le fou-rire nous monte tous les deux. Si tu savais comme j’aime quand on se regarde tous les trois avec Charlotte dans certaines situations et qu’on se regarde sans rien dire en tiltant sur les mêmes trucs à tel point qu’on doit se mordre la lèvre pour ne pas partir en fou-rire devant les gens. Ce serait mal élevé. Cette complicité démentielle…

 

Dix ans d’inquiétude. Oui, et je n’en ai jamais parlé à personne, oui jamais, dix ans à crever de peur que tu meurs. Parfois, ça monte comme ça, c’est irrépressible et ça me laisse brisée en deux. Je suis terrorisée à l’idée que tu disparaisses. Le plus fou, c’est que jamais je n’ai eu ce genre de craintes vis-à-vis de ta sœur. Je crois que c’est lié à vos conceptions respectives. Tu sais – je sais que tu liras ce texte beaucoup plus tard et j’espère être là pour répondre à tes questions – mais pour moi, on ne fait pas des enfants par hasard. Oh, c’est sûr il y a les raisons officielles : l’amour et l’horloge. Mais je crois qu’il y a toujours des mécanismes inconscients qui se mettent en branle en arrière-plan. J’ai beaucoup réfléchi à ça : j’ai voulu ta sœur pour combler le tonneau des Danaïdes que constituait mon manque d’amour. J’ai voulu ta sœur pour survivre. Et toi je t’ai voulu comme un sursaut, je t’ai voulu pour commencer à vivre, pour commencer à respirer, pour commencer à exister. Je t’ai voulu comme un symbole. Et de fait, j’imagine qu’inconsciemment encore, j’ai toujours senti Charlotte solide, apte à encaisser avec un instinct d’autoconservation développé. Mais toi… Toi tu étais l’embryon de désir de vivre simplement, quelque chose de fragile, quelque chose dont j’avais envie mais qu’on pouvait m’enlever. Je ne sais pas, c’est un peu confus. Mais toujours est-il que j’ai cette peur viscéralement vissée au ventre et que ça ne partira jamais. Oh bien sûr, je ne laisse rien transparaître, c’est entre moi et moi, cette affaire. C’est pas très sain tout ça mais j’ai l’espoir fou qu’en essayant de comprendre tout ça, ça le devienne. J’ai l’espoir fou qu’en ne craignant jamais d’affronter vos questions, en ne les évitant jamais et en répondant franchement que ça le devienne, sain… J’ai l’espoir fou depuis que tu es là et c’est si compliqué d’être le père ou la mère d’un être humain, si tu savais…

 

Une année à réclamer des lunettes alors que tu n’en as pas besoin, je ne sais d’où cette lubie te vient. Des années et des heures à essayer de te faire ranger ta chambre en vain la plupart du temps. Des années à bouffer une pomme, évidemment avant le repas, sinon ça serait pas marrant. Des années à faire tes devoirs par terre comme ta sœur, vos bureaux restent inutiles. Des années à commander des jus de fruits ou du coca et à les siffler en 20 secondes chrono. Des années à te répéter de prendre ton temps mais tu es né pressé et ton rapport au temps est particulier.

 

Des années à ne pas supporter de t’entendre pleurer. Encore maintenant, mais je me contrôle, ça finissait par peser, surtout sur Charlotte. Elle avait comme un sentiment d’injustice à une époque. On en a longuement parlé toutes les deux ; je me suis excusée pour ça. Je supportais très mal de t’entendre pleurer parce que j’avais dû me séparer de vous pendant trois mois. Je ne vous ai pas vus pendant trois mois et c’est moi qui l’ai décidé ainsi parce que je m’étais promis que si je devais vous revoir, c’était pour vous récupérer. La seule décision que je ne regretterai pas et que je ne me pardonnerai jamais. C’est étrange à vivre. Crois-moi je n’avais pas le choix, j’étais à bout de souffle, j’étais exsangue et je n’avais plus rien. Ta sœur était plus grande et elle connaissait votre père. Mais toi…, tu étais si petit. Il n’y a pas eu un jour où je ne t’ai pas entendu pleurer dans ma tête pendant cette période-là. Et par conséquent, j’ai eu beaucoup de mal à accepter que tu pleures en ma présence.

 

Huit années de construction. Quelques mois pour t’apprivoiser à nouveau, moi, qui t’avais trahi quelque part. Mais tu as le cœur en bandoulière mon chéri, le cœur trop grand et l’empathie aussi. Ta gentillesse…

 

Deux années à adorer la danse et à refuser catégoriquement d’en faire parce que c’est un truc de fille, et des années à faire des chorégraphies dans le couloir tous les deux ; sept années à fredonner – on t’appelait le petit chanteur à l’école maternelle – une année à faire le stade de France sous la douche, et je passe devant la salle de bains en riant doucement. Ta joie de vivre, mon chéri. Cette joie de vivre qui éclate…

 

Combien d’années sans ton père…

 

Quatre années à faire des blagues navrantes à table, dix ans à être complètement perché au point que parfois, on ne te comprend pas. Et ta marraine qui se marre en disant « Mais tu es fou-fou ». Deux années à chanter du yaourt japonais et à regarder des vidéos de jeux en allemand, en russe, en brésilien, en chinois, tu t’en fous. Quatre années à nager correctement sous l’eau et uniquement sous l’eau et sept années à me demander ce que tu fabriques exactement dans ton bain vu les bruits étranges que j’entends et, poussée par la curiosité, à frapper à la porte et à découvrir que tu me fais Jean Bouise dans « le Grand bleu ». La plupart du temps, tu ne t’aperçois même pas que je suis passée, la tête sous l’eau avec ton masque et ton tuba. Des années à entendre des bruits bizarres provenant de ta voix dans la chambre, à lancer du salon « Mais t’es complètement malade » et à t’entendre exploser de rire.

 

Des années à respecter les consignes de la télé sur l’âge parce que tu ne veux plus jamais avoir peur. Tout ça parce qu’un jour à trois heures de l’après-midi chez Isabelle, tu es tombé sur le clip « Kids » de MGMT avec des monstres et que tu t’es mis à hurler de terreur comme un dingue. Tu ne l’as jamais oublié. Tes crises de rage quand tu vis une injustice ou que tu le ressens comme tel.

 

Dix ans à avoir les yeux verts et les cils noirs les plus longs que j’ai jamais vus. Une fois, une femme s’est arrêté et m’a regardé avec un sourire complice : « Vous les lui coupez pour qu’ils repoussent drus, hein ? » Mon regard estomaqué à l’idée que des mères puissent prendre le risque de faire ça. Dix ans à avoir les cheveux en bataille et à être habillé, la plupart du temps, n’importe comment, quitte à porter des chaussettes de ski au mois de juin et un t-shirt de foot au mois de janvier. Dix ans à t’entendre hurler de rire, dix ans à essayer de répondre à tes questions bizarres, des années à parler tous les trois parfois tard dans la nuit. Tant pis pour le sommeil, c’est tellement bon.

 

Dix ans à apprendre à te connaître et à sentir que je n’en ai pas fini. Dix ans à me surprendre. Dix ans à regarder de temps en temps cette vidéo de Barth en me disant que c’est tellement toi que j’en ris toute seule, toi et ton aptitude à faire le crétin et surtout à ne jamais marcher et toujours courir.

 

Bon anniversaire, Baptiste…

 


BARTH – The Last Wig (Videoclip) par Bleepmachine