Les passages préférés : « Une fille occupée » de Dominique Conil

8 mars 2013 1 Par Catnatt

 

J’ai un libraire que j’adore (et que je déteste) près de chez moi. Sa boutique est belle et il a l’exigence rare. Elle est rue du Jourdain dans le XXème, et non ce n’est pas l’atelier tout court et en face. Mais bref, je lui achète des livres d’occasion et ce au hasard ; un jour de février, j’ouvre « Une fille occupée ».

 

J’adore ce roman : j’aime l’écriture, nerveuse et émotionnelle. J’ai corné tant de pages. Il fallait bien que j’en parle.

 

Alors, j’ai choisi quelques lettres de Manuel et une réaction de Ka.

 

« Mon âme errante.

 

Tu regardes ailleurs depuis longtemps, on dirait toujours que tu prends des notes pour une existence ultérieure. Mais il n’y a pas d’ultérieur, Ka. J’ai essayé de me trouver à la bonne hauteur pourtant, dieu sait que j’ai essayé : au-dessus des fictions, loin de tes parents, au beau milieu de ta vie, il a fallu beaucoup inventer et je suis fatigué. Tu regardes ailleurs et je ne le vois que maintenant dans la grisaille du parloir.

Je suis fatigué, ma belle, et toi tu me dis ne mets plus ces fringues de taulard. Bien, je ne les mettrais plus, mais est-ce que tu me verras ? Apporte-moi des livres, brochés pas reliés, c’est interdit.

 

(…)

 

Ici t’as le cerveau qui cogne, je ne peux pas te dire que c’est long, c’est rien, et je sens que je m’effrite. En face il y a un jeune type qui stocke des médocs. Il y a des types qui découvrent Dieu, il y en a qui se découvrent mais la plupart sont devant l’écran de la télé, la vie comme un long casting où ils attendent d’être remarqués. Fortune miraculeuse et combine tout-terrain. C’est bien pour ça que je suis là, moi aussi, juste que le bruit de leurs rêves dérange les miens.

Je ne voulais pas de télé, mais les autres dans la cellule la voulaient. Un type la semaine dernière s’est fait tabasser pour une histoire de chaîne. Je t’écris sur la table rabattante, je tourne le dos à la blonde de l’écran, quinze heures, c’est l’heure du feuilleton, mes trois lascars sont là, à commenter la rupture de Deborah, mignons. Je t’écris, je m’effrite.

Faut tout demander. Demander pour les livres, demander pour les clopes, demander pour le catalogue d’achat, notre Redoute à nous, pour le médecin, demander pour le gymnase (et faut voir le gymnase). Demander le formulaire, cocher la bonne case, rendre le bon jour. On se sent redevenir enfant, impuissant et méchant des fois.

A toi, je suis content de ne rien demander. J’aurais pu la poster, cette lettre, il n’y a que le courrier de quelques-uns qui soit vraiment lu, nous sommes combien chaque jour à expédier nos demandes, nos supplications, nos plaintes et nos ordres à des filles qui courent entre boulot et parloir ? Des filles, souvent des mères. (…)

D’un autre côté, c’est quoi ma vie, quand on enlève tourner dans les rues la nuit musique plein pot, regarder la brochure île Maurice, dire ça a l’air pas mal mais ne pas y aller, tu as acheté le Monde, qu’est-ce que j’ai foutu de mes clés, on a oublié la facture téléphone, on avait dit pas dimanche on se casse, on avait pas dit ça, hein, ouvre tes jambes ce soir, tu le fais, et je sens ton ennui même si le corps se récite par coeur.

Alors merci LA TAULE pour la parenthèse. Je me dis je vais crever – je dirais bien haut sur mon lit de mort casseur je fus, de bon niveau. Ou amoureux je fus. Ou fugueur je fus. Voilà, voilà. « Pauvre je suis de ma jeunesse, jamais mon père n’eut grand richesse si son aïeul nommé Horace, oncques de qui n’est nulle trace »? Tu chantais ça, avant. Faux, d’ailleurs.

 

(…)

 

On m’a mis seul en cellule, je suis un peu plus zen. Un peu. Toujours du bruit ici, toujours des bruits qui te tirent l’oreille, chargés de rage, d’ennui, de malheur. J’ai changé de tripale. pas grave que tu ne sois pas venue, je comprends. Quand je sortirai d’ici, on louera une limousine dix places avec bar , on s’offrira le trajet derrière des vitres fumées, on fera demi-tour sur l’esplanade dans un joli crissement de pneus et on partira, à Moscou si tu veux.

Ce n’est pas grave que tu aies raté un parloir, et tu aurais pu me dire que tu étais allée voir Elise, tu ne l’as pas fait. Je t’en prie, reste comme tu es.

 

(…)

 

Je me suis mis à noircir du papier. Eh oui. »

 

Je subodorai une poussée de littérature carcérale et lui expédiai le Goulag, tome un, deux, trois. Ca me paraissait dissuasif. La démesure du malheur, le monument du documentaire, le flot puissant d’Alexandre. Allez relater la cohorte de Fleury, après ça. Il retint surtout les pages entières apprises par coeur, les noms, les dates.

 

« Pourrais-tu te procurer les invisibles, de lui ? Il a compris Soljenitsyne, ce qui compte, c’est une trace. Non ? C’est étrange, je prends un tel plaisir à fabriquer mes phrases. A les regarder me dépasser. C’est une première dans mon cas. Les mots, tu les as apprivoisés. Ecris-moi, je t’en prie. Ne viens plus si c’est trop pénible, mais écris-moi. Pourquoi ce silence ? »