Nos fêtes et nos silences

31 mai 2015 0 Par Catnatt

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C’est le jour de la fête des mères. Mon fils joue près de moi, il a encore oublié. Mes enfants oublient mes anniversaires et les fêtes des mères et ça ne me fait pas de peine, en fait je m’en fous. D’abord parce que personne n’est là pour leur rappeler, ensuite parce qu’il y a cette idée paradoxalement rassurante que leur mère n’est pas une entité envahissante qui doit être absolument fêtée. Ils m’aiment, je le sais et je suis suffisamment présente comme ça.

 

Hier, j’ai réalisé que cela faisait 12 ans que je n’avais pas vécu avec un homme. 12 ans ! Et quand je reprends l’histoire, cela donne :

 

– Deux fois 1 an et demi de coloc.
-4 ans + 5 ans, soit 9 ans en tout de vie commune avec un homme.
-15 ans de vie seule dont 11 avec mes enfants.

 

C’est fou, je ne l’avais jamais vu comme ça ! Même si j’en avais envie et ce n’est pas le cas, il ne faut pas se leurrer, je ne serais plus capable de vivre en couple au quotidien.

 

Il suffit parfois de faire un petit pas de côté pour voir soudain des choses totalement évidentes et hier c’était le fait que cela ne faisait pas seulement 12 ans que j’étais mère célibataire, je ne l’avais vu que comme ça, mais aussi que je n’avais pas vécu avec un homme pendant tout ce temps, même si hommes il y a eu. Je mastiquais cette idée et soudain m’est revenu ce bouquin qu’avait lu ma mère et qui, je le sais, m’a marquée plus que je ne voulais le reconnaître ( j’en ai déjà parlé ).

 

Il y a cette scène dans la voiture qui, je n’ai jamais su pourquoi, est restée comme un indicateur sans qu’aucun mot ne soit prononcé entre maman et moi : nous rentrions du cinéma où nous étions allées voir un film probablement navrant « Femme de personne » – J’aimerais que les références culturelles marquantes avec ma mère soient beaucoup plus intellectuelles, elle qui était prof de français et de latin entre autres carrières, mais c’est ainsi, c’est un film de Christopher Frank – et j’ai perçu, c’était aigu, transperçant, j’ai su la mélancolie de Maman. « Femmes de personne », le titre est tout de même parlant…Je me souviens même dans quelle avenue de Valence nous étions. Je savais qu’il s’était passé quelque chose, j’avais 13 ans, je suis restée quelques minutes démunie, Maman était désespérément silencieuse, mais je me devais de respecter ça. Nous avons donc continué de rouler, je crois qu’elle savait que je savais et peut-être qu’elle se sentait suffisamment à l’aise avec moi pour se permettre cet abandon parce qu’elle m’avait en quelque sorte élevée pour être capable d’encaisser ce genre de moments. Instinctivement, j’ai su qu’il n’y avait rien à dire, rien à consoler, que c’était comme ça. C’était encore « Les choses de la vie » qui frappaient à notre porte : «Quand j’étais petite, je savais déjà que jamais rien ne dure, et que rien n’a de sens. Je savais déjà que les humains, les évènements, l’amour, la mort, la vie, le temps, toutes ces choses, toutes les choses de la vie étaient complètement absurdes. »

 

Et ce livre tellement années 80, ce livre que j’ai embarqué quand je suis partie de la maison, que j’ai oublié nulle part, rare chose que j’ai pensé à emporter de chez mon ex-mari, ce livre comme un pilier, je me dis aujourd’hui que si j’ai pris soin de ne pas l’oublier, c’est que s’y loge plus de sens que je veux le reconnaître. Il faudra le relire et être probablement déçue. Mais, bref, j’y reviens aujourd’hui : « Les lits à une place » de Françoise Dorin :

 

« Antoinette s’est installé un appartement dans un ancien hôtel particulier où elle habite avec son fils Pascal, un fidèle copain, Michel, et Catherine, une amie d’enfance.

Tous quatre vivent un heureux célibat et observent avec scepticisme les couples de leur entourage se débattant dans les mensonges et le marasme affectif.

Mais le sort va bousculer l’équilibre de cette joyeuse communauté. Michel connaîtra les tentations du démon de midi, Pascal, celle de la marginalité tandis que Catherine s’abandonnera aux découvertes sexuelles.

Quant à Antoinette, qu’aucune irrésistible tentation n’anime, elle consentira, pour sacrifier à la liberté et à la solidarité, à quitter son lit à une place pour découvrir avec Christophe, beaucoup plus jeune qu’elle, les charmes du « matrimonial ». »


 

Ce bouquin est sorti en 1980. J’avais 9 ans, j’ai dû le lire à 11, 12 ans et j’ai adoré ce personnage, ses choix et sa façon de vivre. Je voulais vivre comme ça : célibataire avec mes potes juste à côté. J’ai toujours été pro chambre à part et appartement séparé, même si je n’osais pas trop l’affirmer jeune et je crois aujourd’hui que ce livre a structuré mon rapport au couple plus que les contes de fée. La seule question qui se pose aujourd’hui, c’est quelle était la part de ma mère et la mienne dans tout ça. Est-ce que je vis le fantasme de Maman ? Cette liberté, cette indépendance même chères payées d’où viennent-elles ? Est-ce réellement moi, ma personnalité ou est-ce que j’ai embrassé l’un des destins manqués de celle qui m’a donnée la vie et une clairvoyance ?

 

Que sommes-nous ? La somme des destins manqués de nos parents recrachée comme nous pouvons ? Une stratégie d’évitement de ce qu’ils ont été ? Est-ce que nous réussissons un jour à complètement nous affranchir ? Parce que la vie, ce n’est que ça, s’affranchir à l’infini. Vieillir et être un peu plus libre. Vieillir et ne plus être vraiment dupe. La part de l’individu et la part des leviers familiaux. La seule chose qui compte au final, c’est d’arriver à déterminer si cela nous convient vraiment, il faut tant bien que mal faire la paix avec ce qui nous a structuré malgré eux, malgré nous. Moi, je crois que ça me va bien.

 

Je vais relire ce livre. Une expérience. Essayer de déterminer ce qui a séduit une pré-ado qui constatait que sa mère n’était pas vraiment heureuse. Je ne saurais jamais si la mélancolie de ma mère était liée à son début de maladie ou si elle la portait en elle. En fait, je crois précisément que son cancer était l’aboutissement, la délivrance de cette tristesse infinie, mais ce n’est que ma propre analyse.

 

Finalement le jour de la fête des mères et celui de la fête des pères devraient être consacrés aussi à réfléchir à ce que nous portons d’eux. Les fêter (ou pas) et les regarder comme ceux qui nous ont imprégnés de leur amour ou de leur rejet, des deux souvent, de ce qu’ils ne se sont jamais avoués, de leurs destins manqués ; nous ont imprégnés de leurs frustrations, désirs, réussites et échecs, inconscients et illusions, la somme de ce qu’ils semblent être et de ce qu’ils sont vraiment, cette éponge détrempée qui n’en finit jamais vraiment de couler sur nous. Les aimer encore plus pour ça, pour leur fragile humanité ou leur pardonner pour que la paix se fasse en nous.

 

Et évidemment, je me demande quelle sera ma part de silence au sein de mes enfants. Qu’est-ce que je ne dis pas ? Ce qui m’échappe et qu’ils attrapent au vol. Ce blog, ça n’est peut-être que ça d’ailleurs : toucher du doigt ce que je ne dis pas.
 
Alors que Charlotte vient m’embrasser, me fêter ce matin, alors que Baptiste est ennuyé d’avoir oublié et n’ose pas venir me voir, alors que je lui dis en souriant de venir faire un câlin, qu’on s’en fout, que je n’ai pas besoin de ça, je me demande ce qu’ils porteront de moi, moi qui les ai portés…

 

Cette idée me fait sourire et je les serre d’autant plus fort dans mes bras, l’ironie du sort enroulée autour de nous.

 

« Spirit of my silence, i can hear you »…