Flippant, ce monde est flippant…

12 décembre 2017 9 Par Catnatt

Justices of Appeal. Supreme Court of Ontario Canada
Date: 1923
Photographer: Micklethwaite, Photo, Toronto

(Normalement, vous avez « Stone, le monde est stone » pour deux jours, ne me remerciez pas)

Un billet vite fait.

« Vous » me faites flipper depuis quelques temps, vous avez la réactivité en bandoulière et l’indignation en étendard. Je sais bien qu’il y a de grands motifs d’indignation, mais il y a plusieurs phénomènes qui m’angoisse, la radicalisation des opinions,  les procès d’intention. « Vous » êtes dans la tête des autres. « Vous » savez.

Exemple, un sujet ultra casse-gueule : les affiches de Robert Ménard à Béziers. Il suffirait de dire, de crier que Ménard utilise les femmes à des fins bien dégueulasses, c’est factuellement vrai mais, non « vous » préférez faire un pont avec un fait divers (horrible) arrivé il y a quelques mois, dans un autre département que celui de Ménard. Je ne suis même pas certaine qu’il était au courant de ce fait divers, je ne suis pas convaincue que le choix de cette affiche ait un quelconque lien. « Vous » avez fait le lien tout seul. « Vous » savez qu’il était au courant et « vous » savez que c’était bien ça qu’il avait en tête. « Vous » avez peut-être raison. Ou pas. Le problème étant que je ne me risquerai pas à émettre un doute sur twitter, je vais m’en prendre plein la gueule parce qu’en fait ça serait traduit comme une défense de Ménard. Or là n’est pas le propos, il est d’affirmer qu’il n’est pas sûr que ça ait un quelconque rapport. Par contre, que cet homme se serve des violences faites aux femmes pour soutenir ses propos, ça c’est certain. Et suffisant.

Autre exemple, un sujet qui va monter à mon avis à la diffusion : le choix de France 2 de faire un téléfilm avec Sandrine Bonnaire (est-ce qu’on accorde encore du crédit à cette excellente actrice qui, que je sache, n’a pas spécialement fait dans le putassier ?) avec comme toile de fond les attentats du 13 novembre. Une fiction. Une pétition a été lancée par la femme d’une des victimes des attentats pour exiger l’annulation de ce projet et ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, j’entends parfaitement que ce sujet soit immensément douloureux pour elle et d’autres. Mais là, c’est une question de principe qui se pose en dehors de tout contexte émotionnel.

En fiction, on a tous les droits. Lors d’une conversation houleuse sur facebook, on m’a expliquée que n’ayant perdu personne pendant les attentats (ce qui est une immense chance #luck) je n’avais aucune légitimité pour m’exprimer. Je suis disqualifiée d’entrée de jeu et seules les victimes directes ou indirectes ont le droit de se prononcer. Soit. En 1999, la tuerie de Colombine avait lieu et en 2003 sortait « Elephant » le film de Gus Van Sant qui a obtenu la palme d’or à Cannes cette année-là. Il me semble que ce film est unanimement reconnu et apprécié. C’est exactement le même tempo qu’entre les attentats du 13 novembre et le tournage de ce fameux téléfilm. Mais il y a une règle implicite qui consisterait à ce qu’un temps de deuil soit respecté. Combien ? Non mais, je déconne pas du tout, quelqu’un peut-il me dire combien de temps un sujet reste inexploitable en fiction ? 5 ans ? 10 ans ? Personne n’a lu le scénario (seul un synopsis a été diffusé et je peux entendre qu’une histoire d’amour en plein milieu du Bataclan, bon… Hum… c’est casse-gueule), personne n’a vu le téléfilm, mais on l’interdit. Parce qu' »on » sait. « Vous » savez que ça va être un téléfilm de merde, « vous » savez que France 2 a un seul objectif, le putassier et faire de l’audience sur le dos de morts. « Vous » savez que ce n’est pas bien de faire un film là -dessus maintenant. C’est immoral. Bien… (NB du 1/1/18 : France 2 a renoncé)

Évidemment que je me dis qu’un téléfilm, c’est pas à la hauteur de l' »évènement ». Évidemment que je me dis que ça risque d’être très mauvais. Mais est-ce que ça me donne le droit de signer une pétition pour interdire un projet artistique ? Oui ça reste un projet artistique quoi qu’il en soit et j’ai la faiblesse de croire que l’art est un territoire libre.

Tenez encore cette histoire du gamin harcelé à l’école aux États-Unis. Tout le monde a pris fait et cause pour lui et c’est normal. Mais 24 heures après, il s’avère que le gamin est issu d’une famille suprémaciste blanche. Donc en fait c’est normal qu’il soit harcelé du coup ? C’est un enfant. Il répète ce qu’il entend à la maison. Personne n’a l’impression que c’est le taf de l’école de gérer ça ? « Vous » étiez pour ce gamin à un temps X, « vous » êtes  » contre ce gamin à un temps Y.

En fait il faudrait prendre l’habitude de réagir 3, 4 jours après. Un temps où l’information objective peut se faire. En fait un temps où la morale dictée par l’émotionnel ne pourrait pas s’exprimer. Parce que « vous » commencez à me faire vraiment peur. Peu de place pour la nuance. T’es contre ou t’es pour ; noir ou blanc. « Vous » vous radicalisez sans le savoir. Je ne sais même pas si j’aurais le courage de publier aujourd’hui ce texte où j’émettais des doutes, où j’avais peur de glisser dans le racisme. Je ne suis pas sûre que ça passerait encore. C’est ça le fond de mon problème dans ce billet : de plus en plus souvent, je renonce à m’exprimer parce que mon opinion n’est pas dans l’air de la seconde ; pas l’air du temps, c’est plus long. L’air de la seconde, l’ère de la seconde.

Je renonce à m’exprimer et pourtant je vis dans un pays où la liberté d’expression existe même si elle est encadrée et mon opinion ne tomberait pas sous le coup de la loi Gayssot ou autre. C’est de l’autocensure. Ce qui implique qu’à l’allure où on va, toute personne un tant soit peu nuancée ou qui s’interroge à contre sens de l' »opinion publique » va se taire. C’est dingue, non ?

Guy Birenbaum a lancé un sujet très intéressant l’autre jour :

Ce qui est intéressant dans tout ça finalement, c’est que le radicalisme musulman, le terrorisme, n’est que la face émergée de l’iceberg. Je ne sais pas, on a tous dû se radicaliser avec l’arrivée d’internet et la fantastique opportunité de s’exprimer. On ne soupçonnait pas que pour en quelque sorte exister, ça tournerait au catégorique, au non discutable, à l’insulte, à la violence. Frustrés, « nous » nous lâchons. Est-ce aussi par l’absence de sens ? Au nom d’une quête imperceptible ? « Nous » nous invectivons, « nous » savons, « nous » sommes certains car « nous » lisons des choses sur internet. L’accès à l’information et à la culture par ce biais appose un label sur nos fronts : « nous » détenons la vérité. « Nous » faisons des procès tout court (je suis restée sidérée que Kevin Spacey ait été effacé d’un film. S.I.D.É.R.É.E), des procès d’intention, des procès moraux. « Nous » sommes dans une universelle, une gigantesque cour de justice où nous sommes à la fois juges, procureur, rarement avocat de la défense ( oui, c’est vrai, les avocats maintenant ne peuvent choisir ceux qu’ils défendent que sur des critères moraux. On repassera pour les grands principes de notre justice), victimes parfois, directes ou indirectes.

« Nous » sommes en train de devenir fous. Ça me fait très peur. Je déconne pas du tout. Ça me fait réellement très peur.

Pourtant, je citerai à nouveau cette phrase, encore et encore, c’est devenu un mantra, un de mes préférés au monde, de Laurent Nunez dans un numéro spécial du magazine littéraire sur le doute que je vous encourage vivement à lire :

« La certitude obéit même à une définition négative : c’est ce qui n’est pas discutable. Mais l’être humain est un être social, qui ne cherche qu’à discuter. Par conséquent vivre assuré de ce qu’on est, et figé dans ce qu’on pense, c’est vivre en inhumain »

Peut-on encore discuter lorsqu’on n’est pas sûr ? La libération de la parole reste un enjeu formidable, mais comme pour tout, encore faut-il ne pas verser dans l’extrémisme et ne pas hésiter à s’effacer devant le temps de la justice légale.

Désolée, ma pensée doit être brouillonne, mais ça faisait un moment que je l’avais sur le coeur celui-là. Je le publie tout de suite car je sais que demain, j’abandonnerai. Je commence à en avoir quelques uns en brouillon dans mon admin de blog.

J’ai probablement dû être radicale par moments moi aussi. Je dis « Vous », mais je finis par « nous »…