La préférence ( One)

13 octobre 2019 0 Par Catnatt
(left to right): Alfred E. Gibson (b. 1883?) and Mary Wallihan Gibson (1883-1972)
Smithsonian Institution (1938)

Je l’écoutais parler et je lui ai soudain dit : « La préférence. Il a appuyé sur le levier de la préférence et tes doutes se sont envolés ». Elle a observé un silence et je savais que j’avais fait mouche.

« Pour moi, être aimé n’est rien, c’est être préféré que je désire : c’est très doux la préférence ».

André Gide

Je l’écoutais parler et je lui ai soudain dit : « La préférence. Il a appuyé sur le levier de la préférence et toi, tout à ta joie de l’être à nouveau, tu as foncé tête baissée sans réfléchir ». Elle a elle aussi observé un silence.

C’est une de mes citations préférées. La préférence est un des leviers les plus puissants qui soient : vous pouvez faire faire à peu près n’importe quoi à n’importe qui en l’utilisant. Dois je rappeler ce que ça donne lorsque l’on fait croire à un peuple entier qu’il est préféré ? Pour en revenir à une petite mesure, j’avais déjà évoqué le sujet dans ce billet :  » L’insoutenable désinvolture des êtres « . Mais il s’agissait essentiellement de désinvolture (le titre l’indique en même temps ^^).

Ça commence à notre arrivée au monde, la toute puissance fantasmée, nous souhaitons toujours que nos parents nous préfèrent, ce n’est jamais assez, Charlotte me l’a servi sur un plateau – c’est mon frère que tu préfères, l’accusation – alors qu’en toute honnêteté, non, il ne s’agissait pas de cela. Il était manifeste que notre mère préférait notre soeur aînée, puis sa fille. Elle faisait comme elle pouvait, c’est sûr la première, le premier c’est toujours la fusion, l’élu, le favori, l’exceptionnel, le cherché et enfin trouvé.

The One.

Ça continue après, la meilleure amie, le meilleur ami, celui que l’on élit lorsqu’en fait nous souhaitons qu’il, elle nous choisisse et ça perdure au sein des relations amoureuses, celles ambiguës, surtout celles-ci et les professionnelles. La préférence galope, coure, c’est une sprinteuse, elle se niche dans l’irrationnel, le fantasme, se répand dans les liens pour s’évanouir dans l’usure du temps. On reste rarement préféré.

« One is the loneliest number that you’ll ever do »

Quelle douceur… Qu’il est doux d’être préféré : il y a quelque chose de remarquable, quelque chose qui nous arrache un court instant à la mort certaine, une infime part d’éternité, oui, un instant suspendu et il y en a si peu dans l’existence, si l’on est préféré, c’est que nous échappons à l’ordinaire, cette malédiction collective.

« Two can be as bad as one. It’s the loneliest number since the number one »

Mais dans la préférence, il y a une injonction de performance : la meilleure amie elle est supposée être, précisément, toujours meilleure que les autres, tu ne peux pas décevoir or nous ne sommes qu’humains. Meilleur est peut être le pire adjectif finalement et il accompagne toujours la préférence. Elle nous tire vers le divin à chaque fois, lorsqu’elle te prend par la nuque et te murmure qu’elle ne sait pas ce qu’elle deviendrait sans toi , lorsqu’il te précise qu’il n’en parle qu’à toi, à chaque fois que tu te sens choisi (e) parmi 7 milliards d’êtres. Dans la préférence, il y a un acte de foi et tu n’en reviens pas d’avoir été élu(e). Ce que tu es prêt(e) à commettre pour être préféré…

Le revers car il y en a toujours un, c’est que c’est aussi de la manipulation. Egocentrique, évidemment, il suffit d’un peu d’intimité servie sur un plateau, toi, toi, toi et la mélodie de l’inclinaison joue sa partition. Dans les relations perverses narcissiques, la préférence s’étale. Tu n’en reviens pas d’avoir été choisi(e) et tu avaleras tant de couleuvres avant de réaliser que tu ne changeras personne et que tu as juste été l’élu(e) d’un(e) malade, ce qui fait automatiquement de toi un être non seulement ordinaire mais aussi bel et bien pathétique. J’en parle en toute connaissance de cause, je suis championne du monde d' »adorer-être-préférée » et ça m’a coûté la plupart du temps très cher même en amitié.

« It’s just no good anymore since you went away… »

Il y a aussi les allers retours, tu es préféré(e) puis délaissé(e) et à nouveau réelu(e). C’est le pire. Tu seras condamné(e) à décevoir car la charge c’est celle de Sysyphe, celui qui déjoua aussi la mort. Certains (es) s’enferment à l’infini dans cette mécanique infernale. Celui qui préfère est condamné lui aussi à une insatisfaction éternelle, toujours en quête de celui, celle qui apaisera provisoirement le vide en lui. Les deux finalement se retrouvent sur deux collines parallèles à pousser la pierre de leur névrose au sommet cette foutue montagne. Se regardent-ils de temps en temps ou ne se voient-ils même pas tant préoccupés par leur propre fardeau à traîner ? S’ils se regardaient l’espace d’une minute, ils réaliseraient que tout ça n’a aucun sens et laisseraient dégringoler leur condamnation, quitteraient la scène.

 » ‘No’ is the saddest experience that you’ll ever know »

Connais ce qui te gouverne. Car être préféré(e) c’est aussi une solitude certaine. Planant au dessus des autres, certes, tu seras grisé(e) par ton illusoire toute puissance, mais tu seras seul(e). Toujours.

 » ‘Yes’ is the saddest experience you’ll ever know »

J’adore être préférée et je préfère beaucoup. J’ai des élans absolument dingues envers les gens. Les 3/4 du temps je finis par être déçue et pourtant je suis absolument sidérée de voir que cette manie ne me quitte pas, le temps n’a aucune prise là-dessus, j’aurais toujours de grands élans du coeur. La préférence a cela de puissant qu’elle nous fait sentir un peu plus vivants que d’ordinaire, cette malédiction. Ces élans me tiennent chaud au coeur, me disent que je ne vieillis pas tant que ça. Mais au final, je ne préfère plus personne, j’ai des priorités, c’est légèrement différent, priorités qui se redessinent en permanence. J’en ai fini avec ça. Je reste légèrement sensible à la préférence, lorsque l’on me choisit, mais je la connais tellement par coeur que c’est sans douleur que je m’éloigne lorsque le temps du délaissement est advenu.

L’idée n’est pas de changer, c’est impossible. L’idée c’est d’en être conscient et de choisir d’y aller ou pas. Préfère moi un temps et délaisse moi, ça ne démolit plus ma structure. C’était intéressant quoi qu’il arrive de te rencontrer et bon vent.

Connais ce qui te gouverne et tu sauras exactement ce qui se joue lorsque deux dansent le tango de la préférence ; que tu mènes ou que tu suives. One.

« Things fall down. People look up. And when it rains, it pours. » Magnolia.