Les hurlements (Mad world)

10 novembre 2019 1 Par Catnatt

Blaxland family picnic at Fordwich, c.1896, photographer unknown

Je n’ai pas mesuré au début à quel point ça me tapait sur les nerfs. C’est bien parce qu’il y a eu la possibilité de changer d’appartement que ça m’a pété à la figure ; la possibilité de se barrer, loin, au calme.

J’ai un rapport à l’urbanisme assez particulier, je déteste cordialement les jolis quartiers bien tranquilles. Je n’ai compris que très récemment que j’entrevoyais ces espaces comme des fakes : là où la vie est douce, bien loin de la réalité. J’imagine que ça a un vague rapport avec mon enfance, jolie maison ne veut pas dire jolie vie de famille, c’est une arnaque la plupart du temps. Au moins quand c’est moche, on peut toujours se réjouir quand les rapports humains sont jolis. Dans les jolis quartiers, je cherche la violence planquée parce que je sais qu’elle est là quoi qu’on en dise. C’est une manière aussi pour moi d’entretenir ma culpabilité de bourgeoise, j’imagine sinon j’ai l’impression d’être hors sol, j’ai besoin de vivre pas très loin des 90% parce que je sais qu’avec mes origines, mon milieu social, professionnel, amical, j’aurais vite fait de vivre en vase clos et je ne veux pas perdre pied.

Mon rapport à l’urbanisme est émotionnel et politique.

Le squat à côté de chez moi me rend dingue, ils sont bourrés H24, c’est une honte cet immeuble qui tient avec des poteaux de renfort, on passe devant et on se demande quand est ce que ça va s’écrouler sur ses habitants. Ils boivent et ils s’expliquent en criant sur le trottoir. Je ne comprendrais jamais pourquoi ils ne s’engueulent pas chez eux, ça me fascine, non dans la rue comme ça tout le monde en profite. Je ne compte plus le nombre de fois où je suis descendue pieds nus et en pyjama pour intervenir : leur parler, leur expliquer qu’on vit tous ensemble, mais que si eux ne vivent pas avec nous, nous on vit avec eux car on assiste à toutes leurs engueulades, que si tout le monde fait ça, ça devient invivable, blablabla, bref du discours bien rôdé de petite bourge gauchiste.

Et il y a eux.

Eux, mes nouveaux voisins du dessous.

Famille recomposée, 3 ou 4 enfants, j’arrive pas trop à savoir, père séparé avec enfants, en couple avec une nouvelle femme, ils ont dû faire le 4ème ensemble j’imagine. La première fois je l’ai rencontrée elle avec le petit dernier : le petit garçon en passant devant la piscine demandait en boucle pourquoi elle était fermée et elle, peu affable, répondait par monosyllabes. J’ai fini par m’en mêler et répondre gentiment au gosse sans que pour autant, ça amène un sourire sur le visage de la mère. Nous sommes arrivés devant la porte et j’ai compris qu’ils habitaient au même endroit que moi. Je leur ai fait un grand sourire qui a rencontré peu d’écho en leur souhaitant la bienvenue.

Très vite, nous avons réalisé avec mes enfants que la cohabitation allait mal se passer.

Ils hurlent.

Ils hurlent quand ils sont contents, quand ils s’engueulent, quand ils sont tristes, ils hurlent, passe moi le pain, ta gueule connard, faut acheter de la viande, je m’en branle je pars avec la carte bleue, j’ai fait les courses, je fais ce que je veux. Père, mère, enfants, ils hurlent.

Ils écoutent de la musique de merde avec une constance stupéfiante, très fort de préférence, le dimanche matin à 9h, le jeudi soir, le vendredi soir, le samedi soir, le dimanche soir. Les enfants et moi avons déserté notre salon. Au départ, on était pas trop sûrs que c’étaient eux, la rue est étroite et nous vivons tous ensemble : les russes et les colombiens, polonais et marocains, Côte d’Ivoire et Vénezuela, français bien sûr, mais ça parle aussi espagnol, arabe, langues de l’est non identifiables. Un vrai melting pot et j’adore ça.

Une après-midi, j’entends des hurlements de femme et d’enfants, je n’arrive pas à estimer si c’est de la peur ou du rire, c’est très curieux, c’est peut-être les deux à la fois et je l’entends lui soudain, il a envahi la rue avec sa voix : « c’est qui le patron hein ?! C’est qui le patron ?! ».

-Je vais appeler la police et tu vas voir qui c’est le patron, connard !!

Je regardais mes voisins russes en face de mes fenêtres en criant ça. J’aurais dû percuter pourtant avec l’absence d’accent. Je n’ai compris que 48h plus tard que c’était mon voisin du dessous lorsqu’il m’a dit qu’une voisine l’avait emmerdé alors qu’ils ne faisaient que s’amuser avec les gosses. Le plus drôle c’est que je lui ai répondu que c’était du foutage de gueule vu que j’avais dû les menacer d’appeler la police. En raccrochant j’ai percuté que c’était lui que j’avais menacé.

Il règne une tension permanente dans cette famille. Je n’ai pas tout de suite compris à quel point ça me perturbait. C’est lorsqu’on nous a proposé un autre appartement, une porte de sortie que j’ai réalisé combien c’était stressant pour moi ce mec, cette femme, ces ados, ces enfants qui hurlent. H24. Je le déteste lui et son air affable à l’extérieur alors que 5 minutes avant il hurlait. Je le déteste lui et son petit ton à la con quand il lance à la cantonade en rentrant chez lui « bonjour, c’est nous ! » . Il me donne des envies de meurtre : tu veux faire croire à qui, connard, que tu vis dans la petite maison dans la prairie ?

Le climax c’était hier soir : encore une fois la musique, j’en peux plus, ça fait trois soirs d’affilée qu’on vit avec des écouteurs avec les enfants, je descends. Encore un nouveau visage. Ce n’est jamais la même personne qui m’ouvre, c’est fascinant. Explications, vague menace, j’obtiens ce que je veux : le silence. Je sors sur mon palier extérieur fumer une clope et je les entends les ados. Des filles.

En fait ils sont pas 4 ou 5, ils sont 15. Le père a 5 enfants, la mère minimum 2. Les grands ont des petits copains, copines. L’une explique doctement qu’elle est maquée depuis ses 15 ans à une racaille (bracage à main armée, trafic de drogue, un vrai cv de winner apparemment), qu’il l’a forcée à avoir des rapports sexuels, lui a tapé dessus à plusieurs reprises et l’a menacée de la buter si elle le quittait. Quand elle ne lui répond pas, il appelle sa mère pour obtenir ce qu’il veut.

Ça c’est ce que j’ai entendu en l’espèce de 5 minutes. C’est aligné très calmement, c’est même ponctué de petits rires. C’est son quotidien, c’est comme ça. Et quand elle n’est pas avec son « cher et tendre » elle est avec un mec qui hurle ; le mec de sa mère.

Je sais ce que c’est une famille qui hurle, j’ai subi ça pendant 18 ans. Je sais pertinemment l’ambiguïté des choses, les fous-rires complices comme une soupape parce que tu sais très bien que c’est un répit juste avant le prochain conflit. Je le crois quand ils s’amusent tous ensemble, mais je sais pertinemment l’angoisse qui plane parce que c’est juste une brève respiration dans un climat d’étouffement. Être sur le qui vive parce que s’il rit à 15h23, tu sais très bien qu’il va être menaçant à 15h25. Qu’il joue même avec cette tension.

Je ne peux rien faire. J’aimerais descendre et leur expliquer que je ne supporte plus ce genre de climat, que je me suis barrée de chez moi à 18 ans pour ne plus le vivre, que j’ai rejoué la scène avec mon mari et mis 800 bornes exprès entre lui et les enfants à cause de ça. Que je suis sur le qui vive en permanence et ça m’épuise jour après jour parce que je ne sais jamais si je dois intervenir ou pas et que j’attends leur drame.

Les enfants et moi, on a bossé pour notre tranquillité. Les conflits avec Baptiste ont cessé, je n’en ai jamais vraiment eu avec Charlotte, je ne m’énerve quasiment plus jamais après eux, je m’agace au pire. C’est très calme à la maison, nous avons construit un îlot de tranquillité où peu de personnes rentrent et notre bulle est secouée par la vie de cette famille dysfonctionnelle.

Elle n’est pas dysfonctionnelle par problèmes sociaux, non, il bosse, elle bosse, petite bourgeoisie. Non c’est dysfonctionnel parce qu’ils ne savent pas communiquer, ils barbotent dans le rapport de force permanent. Imagine t on à quel point c’est épuisant de vivre dans les hurlements ?

Je ne peux rien faire car il n’y a rien de tangible, juste le quotidien les poings fermés. C’est le quotidien de milliers de familles. Ils survivent psychologiquement comme ils peuvent, le hurlement comme un bâton de relais que l’on se passe de génération en génération. Ils doivent se dire qu’ils vivent plus fort que les autres pour faire passer la pilule alors que c’est juste de la survie, prendre ce qu’il y a à prendre. Je ne peux rien faire parce que si j’allais voir cette gamine pour lui expliquer que ce n’est pas normal, elle me rirait au nez. Je le sais à son ton de voix quand elle expliquait son quotidien : le déni pour tenir. Je sais, j’ai eu le même.

Je ne peux rien faire. À part me démerder pour qu’on se barre avec les enfants, fuir cette gangrène.

Je ne peux rien faire. Ces familles envahissent les autres parce qu’elles crient au secours sans s’en rendre compte. Si tu leur en parles, elles te regarderont sans comprendre. La plupart survive des vies entières, quelques unes terminent dans la page des faits divers.

Mais ça démarre toujours comme ça. Le poison dans les veines bien avant, génétique modifiée par le traumatisme, la violence qui court dans le sang, ce que l’on a voulu combattre et ce qui nous a vaincu, ce qui nous rattrape toujours à moins d’un énorme travail sur soi.

Ça commence toujours par une angoisse que tu n’arrives pas à identifier, un ton que tu ne sais pas interpréter, une menace voilée sous une blague. L’indicible avant le palpable.

Ça commence toujours par un rire qui te glace le sang.

« When people run in circles, it’s a very very
Mad world, mad world »