Lui

30 novembre 2008 0 Par Catnatt

Auteur non identifié

Ce n’était pourtant pas la première fois que je sautais en parachute. Je pratiquais souvent la chute libre. Je suis nerveuse. Mis à part ceux que je connais, il y a un inconnu dont il faut se charger pour un saut en tandem. C’est moi qui dois m’en occuper. Il m’est tombé dessus. Nous sommes le 4 janvier. On me l’a présenté ce jour-là. Il ne voulait plus sauter. Pas maintenant. On ne lui a pas laissé le choix. On a déclenché son arrivée, il s’était inscrit,et on lui a dit qu’il était temps de s’élancer. Pas le choix, il s’est incliné. Et le voilà. Ses yeux bleus bordés de cils immenses et noirs, son sourire si charmeur et sa joie de vivre. Maintenant qu’il est décidé, il est fou de curiosité, tout excité à l’idée de plonger dans le ciel.

 

Si je suis séduite, j’ai pourtant la tête ailleurs. Sa présence à mes cotés ne suffit pas à m’impliquer. Je lui réponds machinalement pendant que nous montons dans l’avion. Nous nous installons. Il est encadré par ma sœur aînée et moi. Celle-ci monopolise la conversation. Lui parle. Je suis en retrait, je regarde, j’écoute juste. Je veille. Un peu paralysée. De temps en temps, je me mêle de la conversation mais je détourne toujours la tête, ailleurs. Sa compagnie est pesante parfois, son enthousiasme aussi. J’aurais préféré m’aventurer seule. Et pourtant, encore se jeter dans le vide à deux.

 

Ma sœur lui explique, commente, intime, haussant le ton à cause des bruits de moteur. Envahissante. C’est moi qui suis censée sauter avec lui mais elle en a décidé autrement, apparemment. Je laisse faire. Je sens bien que ce trip prend une mauvaise tournure. Elle est tellement imprévisible. Lui, il est ravi. De temps en temps, il se tourne vers moi comme pour vérifier que je suis encore là. Je lui souris mécaniquement. Les candidats au saut m’observent. C’est pour moi qu’il est là en fin de compte. Vais-je réagir ? Mutin, il me taquine parfois. Je sens dans ses yeux une confiance aveugle en moi que je ne mérite pas puisque je laisse ma propre sœur me limoger. Il ne sait comment réagir, déstabilisé. Mais il veut bien qu’elle s’occupe de lui.

 

Nous sommes à 1200 mètres d’altitude. Et puis ma sœur, instable comme d’habitude, change d’avis et de place. Elle se lève. Il est là, il sourit, il ne se rend pas compte qu’il a fait son temps près de ma sœur, il est heureux. C’est un bien joli voyage, à ses yeux malgré la peur, la nervosité, l’appréhension. Il fait un temps idéal. Il est content d’être là, il lui semble qu’il est dans les meilleures conditions possibles. Pas moyen de comparer, c’est sa grande première. Avant qu’il n’ait eu le temps de dire quoique ce soit, celle qui voulait l’accompagner a sauté de l’avion. Il est surpris mais son premier réflexe est de se tourner vers moi, interrogateur. Je ne peux pas le rassurer. J’étais soulagée qu’elle assume, malgré la culpabilité d’avoir fui mes responsabilités. Une place vide à sa droite, moi sur sa gauche, tout aussi vide. Je suis pétrifiée. Nous approchons de l’échéance et je suis comme engourdie. Contre toute attente, c’est mon ex-mari que j’ai interpellé d’un signe, qui s’asseoit près de lui. « Je t’en prie, saute avec lui, je ne peux pas ».

 

Ils discutent ensemble mais 5mn après, mon ex-mari décline. Il a toujours préféré se la jouer en solo. Ça ne l’intéresse pas. Il ne pense qu’à lui, son plaisir et ses sensations qui pourraient êtres ternis par un saut à deux. Il s’empresse de quitter le navire. Il ne reste que moi pour lui tendre la main. Je me décide. Pas seulement parce que je n’ai pas le choix. On ne fait pas monter quelqu’un dans un avion pour une chute libre et le changer de référent plusieurs fois. C’est irresponsable. Non seulement je le prends en charge mais je m’en veux à mort de lui avoir infligé un début d’expérience pareil. La culpabilité me tombe dessus à bras raccourcis. Je m’intéresse : « Qu’as-tu besoin de savoir ? Je suis là, je ne te lâcherais pas ». Il répond en me regardant, les yeux dans les yeux. J’étais évidemment déjà sous le charme mais là, je fonds. J’ai immensément envie de m’occuper de lui, de lui donner toutes ses chances. Sa confiance est écornée, il se méfie un peu, beaucoup. Il s’est déjà fait lâcher à deux reprises. Non, trois avec ma démission première. Il faut tout lui réapprendre patiemment et mériter sa foi en moi. Et il n’y a qu’en sautant une bonne fois pour toutes que je peux lui prouver qu’il a raison.

 

Il est temps. « Viens ». Un dernier sourire échangé, un début de confiance mutuelle. Nous sommes à 1500 mètres, nous sautons ensemble et nous planons. Nous sommes comme aspirés. Un vrai moment de grâce. Nous traversons une couche nuageuse, tout se brouille l’espace de quelques secondes et tout redevient clair, nous volons. Je sais que ça passe très vite, que cela ne dure qu’un instant. En profiter un maximum car après ce sera trop tard. Il n’y aura pas d’autres plongeons avec lui. Pourtant, le temps s’étire. Une descente lente parfois agitée mais les minutes passant, l’harmonie se crée. Nous en prenons plein les yeux. Je le dirige, le conseille, lui apprend. Il m’écoute mais reste centré sur ses émotions. C’est magnifique vu du ciel. Nous faisons des cercles concentriques pour amorcer l’arrivée au sol. Il est fou de joie. Et ça me rend très heureuse d’avoir réussi ce périple ensemble.

 

Nous atterrissons. L’apprentissage est terminé. Il est prêt à sauter seul. J’ai fait ce que j’avais à faire. La prochaine fois, ce sera une chute libre en solitaire. Sans moi. Nous avons rangé les parachutes, les tenues. Et justement parce qu’il faut qu’il s’élance de ses propres ailes, nous décidons de prolonger le moment et de dîner ensemble. « Ça yé…Tu es un grand à présent. Tu n’as plus besoin de moi ». Il sourit. « Tu es celle qui m’a appris, celle qui m’a pris en charge. J’aurais toujours un peu besoin de toi ». C’est bon d’entendre cela. De se dire qu’on a fait du bon boulot. Que ce n’était certainement pas le saut parfait. Mais que nous nous en sommes sortis malgré les coups de vent, les courants contraires et les couches nuageuses. Malgré ma démission du début, malgré les errances de ma sœur et de mon ex-mari. Tout cela est balayé, il ne reste qu’une merveilleuse chute libre, merveilleuse parce que c’était lui, parce que c’était moi.

 

Il ne reste qu’à partir. Nous sommes sur le seuil de la porte. Il ne se décide pas à tourner les talons. Il traîne. Moi aussi. Il réfléchit, prend mes mains dans les siennes et plonge son regard inoubliable dans le mien :

 

« Je dois te dire que j’ai beaucoup appris au cours de cette journée. Au-delà du saut, du baptême, il y a l’initiation, l’expérience, la transmission. Que cela a plus à voir avec notre sort ici-bas. Et qu’aujourd’hui, maintenant, je suis prêt à affronter l’existence seul. »


« J’espère t’avoir donné toutes les armes. Je ne peux pas prétendre t’avoir tout enseigné, c’est impossible, les conditions sont différentes à chaque fois. Le ciel, l’existence sont imprévisibles. Mai j’ai fait ce que j’ai pu pour que tu puisses être autonome. Autonome pour plonger et prendre en main ton destin. Car il s’agit bel et bien de ton destin, au final »

 

Il se rapproche encore plus près de moi.

 

« À présent, j’en suis à un stade où si je voie l’ouvrage de ma vie détruit, ce n’est pas grave, je me remets à bâtir. Je ne soupire même pas si j’assiste à ça. J’ai beaucoup aimé au cours de ma vie, mais cela ne me rend plus fou, je suis fort sans, pour autant, cesser d’être tendre. J’ai déjà été haï, mais je ne bascule plus dans la haine en retour, sans toutefois cesser de me défendre et de lutter. J’ai l’habitude de voir mes propos déformés, mais cela ne me rend plus malade, je ne m’autorise pas pour autant à mentir aux autres et à moi-meme. J’aime qu’on m’aime mais je ne sacrifie plus tout pour obtenir cela. J’ai appris à méditer, observer et connaître sans jamais devenir sceptique ou destructeur. Je rêve, oui, bien sur, mais le rêve n’est plus mon maître. Je suis dur sans jamais être en rage, brave sans être imprudent, je sais être bon, je sais être sage. Pas tout le temps, je le reconnais. J’essaye de ne jamais être ni moral ni pédant. Je fais ce que je peux dignement. Plusieurs fois dans ma vie, j’ai rencontré triomphes après défaites. Ces deux menteurs ne m’illusionnent plus. Je ne me laisse plus avoir, succès faciles, chutes difficiles, tout cela n’est pas bien important. J’arrive à conserver mon courage et ma tête même si je l’ai perdu plusieurs fois auparavant. J’ai cessé de rêver de rois et de gloire pour être juste moi *»


Je m’approche de lui, lui caresse la joue très tendrement, je lui souris et je lui dis :

 

« Alors, tu es devenu un homme, mon fils ».


Il a bientôt 6 ans. Et mon petit bonhomme, malgré son début de parcours heurtant et chaotique, se construit jour après jour. Ce texte, c’est pour expliquer que si j’ai aimé mon fils d’entrée de jeu, notre relation s’est inscrite dans une lente reconstruction, la mienne, la sienne, la nôtre. Que si j’ai aimé ma fille de manière viscérale, animale, fusionnelle avec d’autres problématiques à la clé, mon fils, c’est une histoire d’amour qui s’est épanouie avec le temps. Ma chair et mon sang est, parfois, souvent, notre petit tyran à nous, régnant sans partage sur le cœur de sa mère et de sa soeur. Petit despote malicieux, il triomphait régulièrement mais c’est bien parce que j’ai cru devenir folle sans lui. Quand je ne les ai pas vus pendant deux mois et demi, je ne m’inquiétais pas pour ma fille. Mais j’ai entendu chaque jour que Dieu faisait, mon fils pleurer dans ma tête. Il n’avait qu’un an et demi. Je me suis sentie écrasée par la culpabilité. Après cette période, longtemps, encore maintenant, je ne supportais pas qu’il se mette à pleurer. C’était un déchirement. Il fallait que ces pleurs rêvés, imaginés, peut-être réels, ne prennent pas vie. Mais j’ai appris que la vie est ainsi faite, il a pleuré, il pleure et il pleurera. Ça fait partie du jeu. Ma petite merveille, surgie de nulle part à qui je chantais quand il était bébé « Mon Baptiste est comme l’eau, il est comme l’eau vive, il court dans les ruisseaux et mon cœur, pour lui, chavire »,

 

Oui, mon fils doit devenir un homme, c’est ainsi.

 

Pour l’instant, il sourit beaucoup, il ne marche pas, il court, il se casse la figure dix fois par jour, il me réveille avec son air coquin, déguisé en Batman ou Spiderman, il fait quelques caprices et le pitre, il saute tout le temps, boule d’énergie et de tendresse, en perpétuel mouvement,

 

Mon fils qui me fait mourir, mourir de rire, mourir d’amour…

* Librement adapté du texte de Rudyard Kipling