Les Danaïdes : les chiens perdus

5 mai 2012 19 Par Catnatt

-Bonjour Audrey, installez-vous face caméra

-Comme ça ?

-Oui. Parfait. Regardez-bien la caméra. Voilà. Présentez-vous s’il vous plaît.

Audrey regarde la caméra, désemparée. Ca devrait pourtant être simple de se présenter.

-Je m’appelle Audrey, j’ai trente-quatre ans, je suis employée dans une entreprise, oh rien de folichon, je peux pas dire que j’ai une vie passionnante… Je sais pas quoi dire de plus, qu’est-ce qui pourrait être important pour les gens ? J’habite dans une grande ville, les ptites villes j’ai jamais pu. J’veux dire, je veux bien avoir une vie banale, mais j’ai besoin de monde autour de moi. Enfin… Des gens nouveaux, faut que ça déménage dans l’immeuble. Enfin, vous comprenez… Les petites villes de province, c’est étriqué et puis on finit par connaître tout le monde, au moins de vue. C’est terrible de connaître les gens de vue. C’est rien. Vaudrait mieux ne jamais les avoir rencontrés. Non… c’est rien. Il faut connaître, vraiment les connaître et puis qu’ils partent ou partir.

Silence.

Ça était mon seul courage dans la vie, si je réfléchis bien : aller habiter dans une grande ville. C’est bête, non ? J’ai jamais voyagé non plus. J’aurais bien aimé hein ? Mais j’ai pas eu le temps.

Elle rit.

-Oh vous vous demandez comment une petite employée peut se retrouver à dire qu’elle a pas eu le temps de voyager, la même qui vous explique qu’elle a une vie banale.

J’étais trop occupée à aimer.

Je vais trop vite là, non ?

-Audrey, parlez-moi s’il vous plait de ce que vous appelez les chiens perdus.

Elle réfléchit, prend son temps.

-Les chiens perdus. Je ne m’en suis pas aperçue tout de suite, ça m’a pris des années pour réaliser ce qui se passait en fait. C’est quand j’ai été avec ce psy que j’ai vraiment commencé à réfléchir à ça. Je l’ai quitté lui aussi quand il allait mieux. Parfois, je me suis plantée, j’ai pas réussi à réparer. Je suis partie quand même. Il y a des chiens perdus qu’on arrive pas à réparer, c’est comme ça.

Soupir.

-Les chiens perdus, c’est pas vraiment des chiens, hein ? C’est une image comme on dit. Mais quand j’ai été avec ce psy, je me suis demandé pourquoi je tombais toujours sur des cas. Au départ, quand t’es jeune, tu sais pas trop et puis tu réfléchis pas. Tu veux avoir le cœur qui bat, c’est tout ce que tu cherches. Tu veux enfin vivre ce qu’on te raconte en films et en livres. Comme dans les Barbara Cartland.

Elle rit.

-J’en ai lu, j’ai bien aimé. Oui, tu veux aimer pour aimer en fait, c’est un peu idiot. Et donc, j’ai aimé souvent, mais à chaque fois, c’était la même chose : les écouter. Après, ils rencontraient quelqu’un de formidable ou ils étaient déjà avec quelqu’un de formidable, mais ils avaient oublié. C’est pas une question d’hommes hein ? En amitié, je l’ai fait aussi. Voilà, c’est comme ça. Et puis comme je vivais jamais les histoires des autres, j’ai fini par devenir triste. J’ai plus voulu aimer. Un jour, je me suis relancée et c’était pareil ; exactement pareil sauf que ce qui était vachement bien, c’est que j’avais compris, je voyais venir et c’était pas grave, vous comprenez ?

Je l’ai dit une fois au psy. Je vois pas trop la différence entre une destinée et une névrose. Je crois qu’il était pas content, mais c’est vrai, quoi, vous la voyez vous la différence entre la destinée et la névrose ? Je sais pas, prenez un type comme Napoléon. Il devait être sacrément névrosé pour aller jusqu’où il est allé. Alors, moi je me dis que c’est ça l’histoire en fait. Que c’est peut-être juste ma destinée ; ma destinée, c’est d’aimer les gens pour qu’ils se réparent. Juste un peu réparés pour aimer mieux après. Et comme je crois pas en Dieu et que je crois quand même un peu ce que disent les psys – ça m’intéresse quoi – ben je me dis que c’est ma névrose qui me guide mais que chuis pas obligée de la soigner. Je la gère quoi. J’ai fait des trucs bien dans ma vie. Enfin… Pas la soigner, c’est pas exactement ça, c’est plutôt que je la connais bien et que j’ai pas trop envie de m’en séparer. On s’attache, vous comprenez ? Moi, je me sens coupable d’un truc. C’est pas très intéressant mais donc j’essaye de réparer. Et comme je peux pas réparer ce truc, ben je me rattrape avec les autres. C’est chouette.

-Mais Audrey, vous n’avez pas envie de vivre quelque chose de stable avec un homme ?

-Pourquoi faire ? Je vois bien ce que vous voulez dire, mais pourquoi je devrais absolument me reconditionner ? Parce que pas de blagues hein ! La psy, ça vous tord la colonne vertébrale pour la remettre d’aplomb. Ça a l’air violent comme ça, mais si vous avez mal au dos avec votre scoliose, ben faut vous soigner. Faut vous soulager ! C’est simple. Mais si vous n’avez pas mal finalement ? Si c’est juste les autres qui vous disent, oh ben t’as le squelette de travers, remets-moi ça dequerre !

Moi, je crois que les gens ils font semblant d’aller mieux. Les gens zens, épanouis, ça me rend nerveuse, j’ai l’impression d’être dans le film avec Nicole Kidman, vous savez la petite ville où tout le monde va bien et où les femmes, elles sont gentilles comme tout. Tout le monde est très gentil et puis on s’aperçoit que c’est n’importe quoi en fait. Vous trouvez pas ça flippant les gens épanouis ? La vie, c’est du sang et des larmes. Des rires. C’est pas gentil, la vie. Alors tant mieux pour eux, remarquez ! Mais je fais pas partie de ce monde-là. C’est comme ça. J’ai l’impression que c’est une dimension parallèle, une dimension en plastique. Et puis, c’est peine perdue, ces gens-là viennent rarement à moi. Les chiens perdus oui. J’apprends le monde à travers eux. C’est pas croyable ce que les gens peuvent vivre comme saloperies. Je suis pas du tipex. J’efface rien, j’offre juste un espace d’écoute.

-Cette fille-là, elle m’appelle à 11H du soir, je la connais quasiment pas. Non mais vraiment quoi, on a échangé quoi ? Trois déjeuners, 25 cigarettes et 4 cafés ? Et là, elle me dit, enfin, elle finit par me dire qu’elle a envie de se suicider. Je crois que les gens hallucinent qu’on puisse dire ça, ça leur fait super peur. Pas moi. Je comprends, je lui dis que je comprends. Que je peux lui donner des tas de raisons pour rester, mais que c’est okay pour moi. Faut pas chercher à les convaincre. Je l’ai écouté, je lui ai dit qu’elle avait le droit, on a parlé longtemps. Elle voulait juste que je lui dise que c’était possible, mais qu’elle était libre. J’ai plus eu de nouvelles depuis. Je sais qu’elle va bien, elle se reconstruit dans son coin, j’imagine. Je n’ai servi qu’à ça dans sa vie et ça me va. Je suis contente qu’elle m’ait trouvée sur son chemin.

J’ai un ami un jour… J’étais tellement dans les schémas des gens qu’un jour je pleurais au téléphone en lui disant que j’allais finir seule, que j’avais un truc qui allait pas. Il m’a répondu oui. Mais attention, c’était dit tranquillement hein ? Pas le truc agressif ou méchant. Je sais pas, il s’est passé quelque chose à ce moment-là. C’est pas mon destin de finir dans un pavillon de banlieue, un mari et deux mômes. Ça me rendrait pas heureuse. Ce qui me rend heureuse c’est de m’approcher le plus possible de…

De…

De l’humanité en fait. Je l’explique mal.

Merde…

Ce qui m’éclate c’est que les gens me parlent et me racontent leurs histoires. Ce qui m’éclate, c’est que plus le temps passe, plus je reconnais vite les chiens perdus et surtout ! Surtout, ceux qui peuvent être un petit peu réparés. Je suis un mécanicien amateur de l’âme. Pas un professionnel comme les psys.

Elle rit.

Je fais ça bien, vous savez ? Je sais bien que j’ai l’air d’avoir une vie à la con quand on me croise. Je suis même pas belle. Pas moche non plus remarquez. Mais sans avoir voyagé, j’ai vécu mille expériences. Je voyage à travers les gens ; je ne fais que passer. Ça sert à rien de parler d’engagement. Enfin, pas en ce qui me concerne, ça marche pas. J’aurais jamais un type bien sous tous rapports qui viendra me voir. Enfin, j’veux dire… Ou alors il aura forcément une névrose en panique. Ça me fait rigoler maintenant, je choisis mes clients. Ya des cas qui m’intéressent plus du tout. Trop tordus, tu peux rien faire pour eux. Mais tout compte fait… Je les aime mes chiens perdus même si je les ai quittés. Faut que je parte quand j’en ai fait le tour. Dis comme ça, ça a l’air vachard mais c’est pas ça du tout. C’est que je ne suis plus d’aucune aide. Voilà, c’est ça ! Je pars quand je ne peux plus aider.

-Audrey, vous espérez quoi pour l’avenir ?

Elle sourit. Le regard se fait rêveur.

-Plein de chiens perdus. Pour apprendre et encore apprendre. C’est eux qui donnent un sens à ma vie, il n’y a que ça qui m’intéresse et je ne veux plus me rendre malheureuse parce que la société me dit que je devrais avoir une vie de couple impeccable. L’amoureux, c’est votre meilleur ami comme elle dit Vanessa Paradis. Ça me passionne pas, j’y peux rien, je m’ennuierais. Vous savez ce qu’il m’a dit un jour le psy ? C’est un écrivain qui l’a dit, Romain Gary, jamais rien lu de lui, mais ça c’est super joli : « Rappelez-vous mon maître, l’humanité est une patrouille perdue ».

C’est joli hein ? Moi, l’humanité qui sait où elle va, je peux rien faire pour elle. Je la regarde passer et je suis contente pour elle. Parce que j’aime bien l’idée que les chiens perdus finissent par rejoindre cet exode.

C’est joli le mot exode, aussi.

L’humanité est une patrouille perdue. Ya que celle-là qui m’intéresse. Le but de l’exode, finalement on s’en fout. C’est le chemin qui compte, pas vrai ? Et moi, je préfère rester sur le chemin.

-Merci Audrey d’avoir bien voulu témoigner.

-De rien. C’est fini, je peux me lever et partir ?

-Oui. Encore merci.

Audrey se leva, remis la chaise soigneusement à sa place. Elle salua tout le monde poliment et la petite silhouette s’éloigna. Elle arrivait au niveau de la porte de sortie quand un souffle arriva jusqu’à elle ; le cameraman arrivait en courant, essoufflé.

-Juste vous dire. J’ai vachement aimé ce que vous avez dit. J’ai trouvé ça touchant. J’aimerais bien… J’aimerais bien qu’on en parle. Vous voulez bien ?

Audrey le regarda.

Elle souriait. Au loin, Villagers chantait « Set the tigers free ».