Éloge de la défaillance (et ça tangue au dehors)

27 octobre 2016 1 Par Catnatt
Auto-to-airplane transfer stunt: Daytona Beach, Florida

Auto-to-airplane transfer stunt: Daytona Beach, Florida

Je suis allée chez l’osthéo pour un problème de dos et comme dans toute bonne séance d’ostheopathie qui se respecte, j’ai eu droit à la prise en charge globale : discussion, séance, tout est connecté, carte de visite d’une sophrologue, il faut aller parler à quelqu’un madame, brochure sur des compléments alimentaires, et si vous arrêtiez de fumer, votre foie est chargé, 60% de légumes, 20% de viande, 20% de féculents. J’ai écouté avec enthousiasme toutes ces suggestions parce que je sais que ce garçon, au demeurant fort compétent, a raison. Il m’a manipulée dans tous les sens et évidemment, je me suis mise à pleurer.

Ça tangue.

Je ne connais pas mes limites en matière de stress. Enfin, c’est ce qu’il a tenté de m’expliquer, il suffit que je prononce trois mots magiques et c’est limite si le praticien ne relève pas la tête, pose son stylo et me regarde pas comme un cas. Il faudrait que j’apprenne à me taire pour ne pas m’entendre dire que je m’expose trop. C’est vrai. Je suis impliquée, je ne sais pas faire autrement et j’aime ça. En fait je saisis vaguement l’intérêt de rester à distance, de s’économiser, mais je ne comprends pas du tout le sens en fait. Je ne sais pas ce qu’on fout sur cette planète à part vivre et de facto être impliqué. Parce que c’est ça vivre ; enfin à mon sens. Le temps passant, j’ai cessé de me jeter tête la première, je reste impulsive, mais l’expérience a poli cette caractéristique et mon corps à présent m’empêche de courir. C’est mon foie qui ne va pas bien (enfin le côlon j’imagine) et le foie est il paraît le lieu de la colère. Quant au genou, on me dit « je », on me dit « nous ». J’ai trop tiré sur la corde, il suffit juste de remonter un peu, je ne vais plus jamais trop loin.

Je suis très satisfaite de ça, d’avoir avancé, progressé. Aller chez une sophrologue ? Raconter mon rapport à la nourriture, cqfd Papa, Maman ? Encore ? Je vous jure passé un certain âge, on finirait par se vomir tellement on en peut plus de se faire renvoyer au passé. À quel moment se libère-t-on de ça ? Et c’est paradoxal car plus le temps passe, plus tu te surprends à raconter pour la 250ème fois la même anecdote qui date d’il y a 20 ans. Tu le sais et tu le fais quand même parce que c’est trop jouissif de se faire mousser. Tu te renvoies toi-même à ton passé.

Il faudrait apprendre à se taire.

Tu te démaquilles déjà tous les soirs scrupuleusement, tu te lèves à 6h, tu fais du yoga tous les jours, tu bois de moins en moins, t’as l’appli « petit bambou » sur ton smartphone pour méditer, tu lis le Monde magazine (et puis Voici aussi parce que faut pas déconner), tu regardes de plus en plus de documentaires, t’as un tableau excel d’orga de ta baraque, tu soignes ton bullet journal et tu as ce type assis en face de toi qui t’explique tranquillement qu’il faudrait en plus que t’arrêtes de fumer, que tu effectues une révolution maoïste sur ton estomac et surtout que tu prennes du recul. Si j’écoutais tous les gens qui me disent de prendre du recul, je passerais mon temps à 45 kilomètres de la vie. Mais à force de reculer, comment tu avances ?

Demain t’as rien vu venir, t’es végétarien, t’as jeté ta télévision par la fenêtre et t’es devenu incollable sur les méthodes de développement personnel.

Après-demain t’es vegan, tu fais des retraites chez les moines trappistes et t’as arrêté l’alcool.

Tu t’énerves jamais. Tu es attentif à tes amis, mais jamais à ton détriment. Tu es bien dans ta peau, tu as opéré une résilience totale.

Ça ne tangue plus.

Et après ? Il se passe quoi après ? C’est Isabelle qui a posé cette question, ma jumelle psychologique. Tu contemples le monde du haut de ta sérénité ? Tu ne pleures, enfin, plus.

Tu souris parce que tu es bien. T’es même plus considéré comme chiant parce que dans ta bonne petite société occidentale, t’as des milliers de personnes comme toi, prêtes à devenir un véritable petit gestionnaire de soi, optimisé, productif, rentable.

Enfin heureux ?

On place des gestionnaires à la tête des états et toi, tu gères ton petit empire personnel. Tu es le rêve de tout employeur. Pendant que l’on tend à humaniser les robots, on « robotise » les êtres humains pour leur bien. C’est très très fort ! C’est imparable. Vous allez vous sentir mieux, plus léger, en harmonie avec le monde. Et c’est vrai ! Vous méditez, vous êtes calmes.

Ça ne tangue plus.

J’entends parfaitement le bon sens qui réside dans ce choix-là. Ça me parle et pourtant, il n’y a rien à faire, ça me fait flipper. Il y a quelque chose en moi que j’arrive pas bien à identifier qui reste profondément réfractaire comme si je pressentais qu’au sein de nos sociétés hyper contrôlées, la liberté va presque finir par résider dans une certaine forme d’insuffisance.

Où est passé la faiblesse ? la défaillance ?

Pourquoi j’ai un faible pour la nourriture presque sans goût de l’enfance et pourquoi je ne bois pas de lait ? Je le sais, je n’ai pas besoin d’aller voir une sophrologue pour ça. J’ai 46 ans, 4 ans chez un psychiatre et ça fait presque dix ans que je me décortique ici. Pourquoi je fume ? Parce que c’est un anxiolytique et que je suis une angoissée. Pourquoi je suis une angoissée ? Parce que la vie m’a appris ça. Pourquoi je ne veux pas m’en débarrasser ? Parce que j’aime que ça tangue. Être bouleversée. Parce que je ne suis pas convaincue que l’on puisse comprendre l’autre lorsque l’on est, je cherche le mot ; parfait ? Parfaitement bien dans sa peau. Elle est bien ténue la ligne qui sépare l’indifférence de la perfection…

Imagine. Si l’humanité tendait vers ça, ce serait merveilleux, il n’y aurait plus de guerre dans le monde, plus de maltraitance, on s’aimerait les uns les autres. Ça me fait envie. Sur le papier. Mais que deviendrait l’art ? Il faut que ça tangue pour que ça crée, il faut des failles envahissantes, des chutes et des vertiges. Terrence Malick ne raconte que cela, Sufjan Stevens aussi. Tout ce que j’aime ne raconte que cela. Être abîmé, mais pas cassé ; les rides sur mon visage, qu’est-ce à part les sillages de mes fragilités ?

Je veux rester au milieu, entre les gens très sains que j’admire sincèrement et les gens qui flanchent, entre mon passé bizarre et mon présent posé, entre mes névroses et mes arrangements. Légèrement avancer dans la direction des sains, mais à mon rythme. J’ai toute la vie devant moi pour être « parfaite ». Je ne veux pas me réparer complètement, je veux simplement connaître les leviers qui s’enclenchent en moi parce que je crois que le tout c’est de ne jamais devenir toxique. C’est cela et uniquement cela sur lequel je veux veiller.

Et quand ça tangue au dehors, commettre des erreurs, rester impliqué en maîtrisant mes limites, me sentir encore défaillir et juste à temps retrouver mon équilibre.

Un jeu de funambule.

Vivre.

En complément cet article du temps d’avril 2016 : « la quête paranoïaque du bonheur »

J’espère qu’Arman Méliès me pardonnera l’utilisation de sa chanson.