Un anéantissement. Manue F, 1971-2021

20 octobre 2021 2 Par Catnatt
Jane Birkin le 4 octobre 1975

Le premier mot qui m’est venu à l’esprit, c’est massacre. C’est un massacre.

Il est des êtres humains qui se font massacrer toute leur existence, c’est comme ça, c’est un ensemble de paramètres qui se met en place sans issue de secours : pas la bonne famille, pas le bon tempérament, pas les bonnes circonstances, pas la bonne époque, pas les bons amours, rien, rien, rien ne va.

C’est ce que j’ai ressenti après avoir parlé de Manue toute une journée ; des jours entiers.

On ne connait même pas la date de sa mort.

Même ça, ça restera une inconnue.

Je rentre pas dans les détails, c’est trop glauque et c’est assez difficile pour tout le monde comme ça.

Je ne culpabilise pas et personne ne devrait culpabiliser, en tout cas au niveau de ses amis(es), personne ne pouvait rien faire, personne tout seul dans son coin aurait pu faire quoi que ce soit, c’était trop lourd, trop grave ; trop tard ?

« Her smell ». Avez-vous vu ce film ? Il est assez insoutenable nerveusement, c’est une parfaite démonstration de ce que peuvent infliger des personnes trop fragiles dans des situations hors normes. J’imagine que Manue c’était un peu pareil.

« How can I be expected to grow if I’m stuck living in what I already know ? »

À nos jeunesses égarées.

Gé, Dan, Nat R, Nat C, Nat G, Co, Vir, Agnès, Fred, Manue.

Le silence qui entourait nos fêtes. C’est ça qui m’a le plus frappé lorsque nous nous sommes retrouvées plus de 30 après pour certaines. Nos silences ; à se demander de quoi nous parlions. Les douleurs on les gardait chacune pour nous, on partageait les rires et les ivresses, l’oubli et la musique, les danses et les états de grâce ; ou de chute.

On a tellement rigolé : l’attaque du Mas trou (train régional), la péniche et le blue note, la place du marché et les lycées, une adolescence de rêve, les cauchemars bien planqués. Gé nous racontait et je n’ai aucun souvenir de ça qu’on jouait à se faire peur en débarquant en chappy dans l’asile psychiatrique du coin.

Les signes avant coureurs chez Manue étaient déjà là, mais nous étions petites et les souffrances déjà trop grandes, je crois.

Personne n’aurait rien pu faire parmi nous. Le sentiment d’avoir assisté à distance ou d’un peu plus près à un anéantissement de chaque minute est là. Elle a eu cependant 40 années à peu près gérables, du moins il semblerait. Chaque jour la rapprochait néanmoins de la chute, c’est ce que je me dis rétrospectivement, chronique d’une mort annoncée.

Manue et son grand appartement bourgeois vide, vide de parents ; les clopes et Gainsbourg, la bière et Klaus Nomi, Manue et son allure, cheveux courts et jean large, éternel t-shirt blanc, son sourire doux et son intelligence, son talent et sa sensibilité ; l intelligence émotionnelle d’une enfant de 5 ans coincée dans des fautes d’adulte ; des fautes monstrueuses.

Elle a choisi de partir un soir d’août ou un matin. Je suis encore sous le choc de la cérémonie : Manue était absente de son enterrement, enfin de sa crémation.

Les mots que nous avons écrit sur son cercueil sont partis en fumée comme elle. Aucune photo d’elle en train de sourire et dieu seul sait que son sourire était beau. Des photos de Manue, comme une statue du commandeur, droite comme un I, figée, comme ailleurs, raide, déjà loin. Je ne l’ai pas reconnue. Aucune musique qu’elle aimait à notre connaissance. Elle était comme absente, elle n’était pas là a dit Gé, je crois. À presque croire qu’on s’était trompé de cérémonie, heureusement le mot du père.

Comme si on enterrait une personne de 50 ans sans enfance et sans jeunesse ; sans passé.

C’était l’ultime violence finalement, avoir enterré, planqué son passé et avec lui toutes les fois où elle s’est débattue, où elle a dit la vérité et où on lui a demandé de fermer sa gueule, dit qu’elle était folle et de l’avoir répété tant de fois qu’elle l’est devenue.

Elle s’est battue, elle s’est vraiment battue avant de s’avouer vaincue, avant que la maladie ne la terrasse. À force de s’entendre dire qu’on ment, qu’on raconte n’importe quoi, on perd pied, c’est trop dur de lutter bec et ongles, coeur et chair, pied à pied, main à main, coeur à rien, réel à chimère. Elle a dû se sentir tellement seule.

J’en suis sortie tellement en colère. J’ai pas pleuré, j’étais au bord de l’étouffement, je voulais à tout prix sortir, je suis sortie la première, foncé dans un coin, enlevé ma veste et c’est venu du ventre encore une fois. Des sanglots venus de loin. Pas de larmes.

Et si j’ai eu cette sensation d’étouffement face à une démonstration cruelle d’égocentrisme crasseux, de déni absolu pendant 30 p… de minutes, je n’ose même pas imaginer ce qu’a du ressentir Manue toutes ces années.

Nous ne sommes pas devenues amies par hasard, certes pour la fête et l’insouciance, au nom de l’adolescence, mais aussi pour nos vulnérabilités et nos déséquilibres et Manue B était la plus fragile d’entre nous et nous ne le savions pas. C’est aussi con que ça. Les tragédies c’est souvent aussi con que ça.

Nous l’avons aimée et elle repose en paix. Enfin…

À nos jeunesses envolées avec elle.

Signalement
Yeux noirs
Cheveux bruns
Manue F.
Française
De sexe féminin
Âge : entre vingt et vingt et un
Apprend le dessin
Domiciliée chez ses parents
Manue F.
Teint pâle, le nez aquilin
Portée disparue ce matin
À cinq heures moins vingt.