Le corps des femmes

1 octobre 2016 4 Par Catnatt

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C’est cette photo, ce tweet qui a tout déclenché. Le sujet, encore vague dans ma tête, me turlupinait et je le trouvais super casse-gueule. Et puis elle est arrivée :

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Ça m’a sidérée qu’on puisse faire une chose pareille. Que nous en soyons là.

Le burkini a été un sujet, évidemment, pour moi cet été. J’étais mal à l’aise avec : il y avait la loi explicite, la loi de 1901 qui balise de manière très efficace le terrain de la religion et qui par conséquent autorise sans l’ombre d’un doute le burkini sur nos plages et il y avait cette sensation désagréable de gêne, cette peur insidieuse qui me murmurait que bientôt ce serait les femmes en bikini qui seraient regardées de travers. J’étais partagée entre ces deux états d’esprit, l’un cohabitant avec l’autre sans que je puisse trancher. Ça m’a soulagée que le Conseil d’État le fasse « à ma place », au moins les choses sont claires et la loi est ma planche de salut lorsque je suis perdue.

La séquence 2 c’est cet épisode surréaliste de la femme en monokini qui s’est fait taper dessus. Et non ce n’était pas par des personnes de confession musulmane. Il y a eu aussi des conversations avec mon entourage, cette amie très chère qui était prête à aller acheter un burkini, filer prendre un train pour se rendre à la plage et se balader avec pour soutenir le droit de ces femmes à s’habiller comme elles veulent. La séquence 3 c’est quand je commence à me demander pourquoi j’ai, nous avons cessé de nous mettre seins nus au bord de l’eau. J’ai cherché, aucune explication satisfaisante ne s’est dégagée. C’est arrivé, c’est tout, ça vient de nous les femmes et de la société et des hommes sûrement. J’ai arpenté fièrement des kilomètres de sable ou de dalles en monokini sans me poser une seule fois la question de savoir si j’étais impudique ou pas. Et puis j’ai eu Charlotte et à partir du moment où mes seins ont cessé d’être uniquement plaisir ou juste présents il m’a été impossible de continuer. Ma fille était près de moi, je l’ai allaitée, c’était terminé. J’imagine que confusément mon corps servant à autre chose qu’à moi, je « devais » le gérer autrement.

En fait j’ai réalisé ou plutôt je me suis mise à penser que ce n’était absolument pas un problème de « musulmanie » – j’utilise ce mot à dessein tant les réflexions négatives à propos des musulmans sont devenues hors réalité, le fantasme de gens bouffés par la peur – mais bel et bien une question occidentale, voire universelle.

Il est étrange de constater à quel point une hiérarchie est en train de se créer : il y a d’un côté les stars, les célébrités qui peuvent se permettre absolument n’importe quoi, il n’y a qu’à voir les prestations de Beyoncé et de Rihanna aux MTW Awards ( et à ce propos pourrait-on passer à autre chose que le twerk ? Non mais sans déconner ça perd de son charme et de son aspect spectaculaire, non ?), une aristocratie de la nudité qui montre son cul comme elle l’entend, si lointaine qu’elle est admirée aveuglément, c’est du néo féminisme il paraît et après tout pourquoi pas ; et il y a la foule, des millions de femmes qui se prennent des phrases toute la journée, qui réfléchissent le matin, la jupe est-elle trop courte, mon décolleté trop plongeant, pas de provocation, une négociation entre ses goûts et le monde, est-ce trop, pas assez, est-ce que je sors ce soir ? Charlotte, ma fille, 17 ans, fait attention. Un paramètre supplémentaire que je n’ai jamais eu à son âge. Elle ne s’habille pas de la même façon si elle sort ou pas, elle s’adapte à son désir de tranquillité. Il ne lui viendrait pas à l’esprit de se mettre seins nus sur la plage ou au bord d’une piscine, c’est inconcevable. On nous vend des icônes féministes et nous ne pouvons pas faire comme elles, or le propre d’un archétype n’est-il pas d’être imité ? Puis-je sortir dans la rue habillée comme Rihanna certains soirs ? La réponse est non sans l’ombre d’un doute. Est-ce que je pouvais sortir comme Brigitte Bardot dans les années 70, la réponse est (un peu plus) oui.

C’est devenu schizophrénique, nous sommes bombardés d’images de femmes épanouies et dénudées et nous vivons au quotidien sous la très haute autorité de la pudibonderie, une autorité illégale, planquée mais qui reprend du poil de la bête jour après jour. Avouez que ça se pose là. Le burkini ? Un truc de faux-culs qui jugent, braillent à la liberté des femmes, on ne se cache pas en France voyez-vous et ce sont les mêmes qui sifflent la robe de Cécile Duflot.

Maintenant c’est l’art. L’art est descendu dans la rue finalement, l’art a rejoint la cohorte des femmes qui subissent les petites phrases. Facebook nous a habitué à la censure, il a fallu réunir le comité de direction pour décider si la célèbre photo de la petite vietnamienne était recevable ou pas et le Financial Times met des barres noires sur le corps d’une peinture de Modigliani. Les réflexions que se prend ma fille quand elle descend dans la rue du « tu es trop maquillée » à « ta jupe est trop courte » sont des barres noires sur son corps et celles qui s’en sont recouvertes, libres ou contraintes ne doivent pas sortir ainsi. Faudrait savoir. Écrivez un code de la bonne tenue que l’on s’y retrouve avec la bonne longueur de jupe, une mesure du décolleté acceptable, le type de short autorisé, ce sera clair au moins.

Et pendant ce temps-là, la Pologne rétablit l’interdiction de l’avortement, aux États-Unis c’est un combat de tous les instants, les « champions » de la liberté abandonnent celle-ci doucement mais sûrement, en Russie une pétition circule pour une condamnation.

Ce que nous avons le droit ou pas de faire de notre corps. De le cacher ou de l’exhiber. De donner ou pas la vie. Le droit de considérer que notre corps est à nous. Totalement. De ne pas avoir à le négocier avec le monde, devoir le mettre sur la table et en faire une chose publique sur laquelle les autres peuvent se prononcer.

C’est ce que la société implicitement nous demande : réfléchir à ce que nous faisons de notre corps alors qu’elle n’en demande pas tant aux hommes. Les mecs peuvent se balader le caleçon à l’air, on ne va pas les traiter de salopes. Et cette question insidieuse : suis-je assez pudique pour l’autre ? C’est une contagion, je n’ai rien vu arriver, cette contamination, « l’envahissement d’un organisme vivant ou d’une chose par des micro-organismes pathogènes », l’envahissement de mon corps, de nos corps par de la pudibonderie pathogène, une infection qui pousse ma fille chaque matin à se demander si elle n’est pas trop provocante à 17 ans.

Et l’illusion est totale puisque pendant ce temps-là Kim Kardashian se balade à poil dans une robe filet. Tout va bien n’est-ce pas ? Nous sommes libres, nous les femmes. Si nous sommes du bon côté de la barrière protégées par une armée de gardes du corps ; ils n’ont jamais aussi bien porté leur nom.

Une société à deux vitesses est en train de se créer ou de se reconstruire la première consistant à créer l’illusion que le corps des femmes n’est pas redevenu un enjeu dans les sociétés occidentales et la seconde où tout le quotidien nous murmure que ça dérape, qu’il va falloir se battre à nouveau y compris pour celles qui désirent se soustraire à notre regard.

Les musulmans n’y sont pour rien, c’est l’époque qui veut ça ou c’est un retour après une parenthèse enchantée d’une trentaine d’année où on nous a foutu la paix. À peu près. C’est le retour des barres noires sur nos corps et les extrémistes ne font que pousser les limites un peu plus loin, après tout c’est leur rôle. Et si on pousse le curseur un peu plus loin, cette société à deux vitesses est exactement la même que celle qui tend à faire disparaître les classes moyennes. Celles pour qui c’est de plus en plus compliqué. L’un va t-il sans l’autre ? Le haut du panier fait ce qu’il veut pendant qu’en bas on se débat. On dira que j’exagère, que je suis hystérique, n’est-ce pas, sur le sujet mais en fait réfléchissez, êtes-vous si sûrs que tout va bien ? 50 burqas pour 65 millions de maillots de bain et on s’affole ? Allons, ce n’est pas le fond du problème, croyez-moi.

Et surtout jusqu’où cela ira-t-il ? Des barres noires sur le corps d’une femme de Modigliani aujourd’hui sur un journal respectable.

Et demain ? Lorsque l’on commence à censurer l’art, je vous garantis que c’est vraiment le moment de s’inquiéter. Toute l’Histoire ne nous raconte que cela…

À noter ce texte sur Libé de Helena Noguerra