« Du domaine des murmures »

25 septembre 2011 0 Par Catnatt

 

« Je suis l’ombre qui cause.

Je suis celle qui s’est volontairement clôturée pour tenter d’exister.

Je suis la vierge des Murmures.

À toi qui peux entendre, je veux parler la première, dire mon siècle, dire mes rêves, dire l’espoir des emmurées. […]

Entre dans l’eau sombre, coule-toi dans mes contes, laisse mon verbe t’entraîner par des sentes et des goulets qu’aucun vivant n’a encore empruntés.

Je veux dire à m’en couper le souffle.

Écoute ! »


 

D’abord le titre, magnifique : « Du domaine des Murmures ». J’ai eu beau chercher, nul château se nomme ainsi en France et je me surprends à le regretter. J’ai traqué la réalité au sein de ce livre à l’histoire et l’écriture puissantes et je n’ai trouvé que deux points de chute : la légende de la dame verte et la vallée de la Loue. Curieuse coïncidence, celui qui commit le tableau le plus scandaleux au monde, l’abysse de la féminité, « l’origine du monde », Gustave Courbet, a peint la Loue à de nombreuses reprises (à se demander si la Loue ne préfigurait pas l’oeuvre incroyable). Et « Du domaine des Murmures », il est surtout question de féminisme.

 

« En cet an 1187, Esclarmonde, Damoiselle des Murmures, prend le party de vivre en recluse à Hautepierre, enfermée jusqu’à sa mort dans la petite cellule scellée aménagée pour elle par son père contre les murs de la Chapelle qu’il a bâtie sur ses terres en l’honneur de Sainte Agnès, morte en martyre à 13 ans de n’avoir pas accepté d’autre époux que le Christ. »


Je me suis retenue de le dévorer, lisant lentement et pourtant j’ai abdiqué, j’ai sombré dans les méandres de l’imagination de l’auteur, ses sinuosités littéraires et ses dédales psychologiques. Carole Martinez a l’art et la manière de vous faire oublier en quelques pages ce qui vous touchait tant, pour mieux vous rattraper d’un mot, d’une tournure de phrase, d’un paragraphe cinglant.

 

Si le roman se déroule au Moyen-Âge (ce qui pourrait être rédhibitoire, j’en conviens) Carole Martinez ne se laisse jamais dominer par l’évocation barbante historique. Il y est question des femmes et de leur liberté ; comment négocier en ce bas-monde quand la nature vous a confié cet état ? J’avais écrit il y a très longtemps :

 

« Mais jamais, jamais, être né garçon ne fut une infortune. Nulle part. Juste une journée pour garder en mémoire cette disgrâce… »

 

« Certes ton époque n’enferme plus si facilement les jeunes filles, mais ne te crois pas pour autant à l’abri de la folie des hommes. J’ai vu passer les siècles, l’histoire n’a jamais cessé de chambouler nos vies et les évidences sont infiniment fragiles » écrit Carole Martinez. Le plafond a toujours existé, il était de pierre, à présent il est de verre par chez nous.

 

« Du domaine des Murmures », c’est le destin d’une jeune fille qui voulait être libre et qui choisit l’enfermement total pour l’être. L’histoire d’une naïve qui voulait dominer les hommes par le pouvoir de Dieu, seul au-dessus de tous, imbattable. « Du domaine des Murmures », c’est la redistribution des pouvoirs, quatre libertés contées : C’est Esclarmonde qui refuse son destin et s’en crée un autre par la grâce de Dieu : le pouvoir spirituel. C’est Bérangère qui s’émancipe de son passé, s’offre à la vie, hymne à la sensualité et à la magie : le pouvoir sexuel, « Elle avait brisé les invisibles chaînes qui l’entravaient depuis l’enfance, cette tenue qu’on lui avait imposée, et la géante s’offrait désormais aux frôlements du vent, à la fraîcheur des sous-bois, aux langues de soleil. Il lui arrivait de jouir du paysage ou même d’une petite brise égarée sous ses jupes –voluptés solitaires – de s’accoupler avec le monde le temps d’un courant d’air ». C’est Douce à qui l’on offre la liberté de diriger le domaine et qui se mure dans un autoritarisme sans pitié pour que nul ne la remette en cause : le pouvoir temporel. Et c’est Jehanne, la serf qui finalement sera la plus libre, ni enchaînée à Dieu, ni au temps, ni au sexe, pas de pouvoir : juste l’amour et le libre-arbitre. Quatre libertés qui rythment le château : « Il me semblait parfois que les Murmures s’étaient définitivement dégagés du pouvoir des hommes, et que Bérangère, Douce et moi-même tenions désormais, chacune dans notre domaine, les fils du monde ».


C’est un roman sur le mensonge, ou plutôt une omission salvatrice, comme une absence qui serait un espace pour l’imaginaire, la légende : « Je ne redoutais plus leur jugement ni même celui de Dieu. Je n’avais pas menti, je m’étais contentée de taire une vérité que personne n’avait envie d’entendre et mon silence avait offert un espace blanc à broder, un vide dont chacun s’était emparé avec délice. » Et c’est étrange à lire, nous qui vivons dans le culte de la transparence, transparence dont on peut douter qu’elle nous ait rendus vraiment heureux car comme le souligne Carole Martinez « Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. (…) Mais n’imaginez pas que ce massacre des contes a chassé la peur ! Non, vous tremblez toujours sans savoir pourquoi. »


C’est l’histoire d’un amour fou entre un père et sa fille. Le père qui se retrouve en fin de compte aussi prisonnier que sa fille et pourtant libre de ses mouvements. Le père et la fille, tous deux « agenouillés au carrefour des vivants et des morts », lui reclus par les regrets et les rêves des disparus. C’est l’histoire d’une névrose, névrose personnelle, familiale, collective. Tous les personnages crées par Carole Martinez sont complètement ravagés finalement. Le siècle portait à la folie, certes, mais elle distille de ci de là la démence qui monte en puissance jusqu’à éclater par la foule : « Comme si une longue chaîne de douleurs nous ligotait les uns aux autres sous prétexte que nous partagions le même sang. Comme si semblable à l’eau, ce sang tendait toujours à se rejoindre dans une goutte unique. » . Carole Martinez est sadique avec ses personnages, elle les broie, les fait renaître, sombrer, abdiquer.

 

De mort, il en est question ; « Du domaine des murmures » traite aussi des croisades, des souffrances, du sang et de la peur : « Tous ces cadavres en marche ployaient sous leur croix dont le rouge sang tournait à l’ocre, car les couleurs elles-mêmes s’épuisaient, rongées par le même soleil assassin. » ; de la religion au dangereux pouvoir contradictoire, celle qui sauve Esclarmonde de son destin tout tracé et celle qui est assoiffée de conquête et de vengeance : « Imagine, toi qui m’écoutes dans l’ombre, imagine une armée de plus de 100 000 hommes, la plus imposante des armées jamais levées, une armée dont les chants résonnaient aux oreilles du grand Saladin depuis des mois, une armée toute grouillante d’êtres animés par la foi et la haine… »


Je ne saurais mieux dire que Pierre Jourde : « Carole Martinez incarne à mes yeux l’écrivain qui peut devenir populaire sans renoncer à son exigence littéraire (ce qui est aussi le cas, dans un genre très différent, de Marie Ndiaye), en dehors de genres populaires en eux-mêmes, comme le policier, où l’on trouve d’excellents textes. »

 

Il est rare, de nos jours, de retrouver et du style et de la construction et une histoire. « Du domaine des murmures » est l’incarnation de ce que devrait être un grand roman populaire, accessible et tirant vers le haut, du fond et de la forme, des tripes et des émotions. Certes, nous sommes dans le féminin, mais il est aussi question des hommes, de leur arrogance de ce temps-là et de leur chute éternelle : « Sans révolte, sans orgueil et sans force, absolument démuni de ce qu’il avait longtemps cru essentiel à un homme de sa trempe, mon père a compris que son sentiment dernier serait cette tendresse, qu’elle seule avait pu résister à cette horrible guerre qu’on disait sainte, qu’elle seule le tenait encore en vie, alors même qu’il avait passé la plus grande partie de sa vie à l’ignorer ou la combattre. »


Le seul défaut que je trouve à ce livre est la fin. Je l’ai trouvée convenue et peut-être facile. L’on pourrait presque croire que Carole Martinez a cédé aux sirènes des anciens temps, la morale est sauve, on finit toujours par payer le prix de sa liberté. Elle qui avait su créer une dramaturgie extravagante n’a pas pu ou n’a pas voulu conclure en cohérence. La réalité rattrape les rêves éveillés et c’est infiniment dommage. Ou juste plausible.

 

Mais il est temps. Alors, toi qui me lis, « écoute » Carole Martinez te conter la folle histoire « Du domaine des Murmures », la sainte éphémère de la Loue, sa dame verte, Barberousse, Jérusalem, Dieu et l’éternel féminin :

 

« La tour seigneuriale se brouille d’une foule de chuchotis, l’écran minéral se fissure, la page s’obscurcit, vertigineuse, s’ouvre sur un au-delà grouillant, et nous acceptons de tomber dans le gouffre pour y puiser les voix liquides des femmes oubliées qui suintent autour de nous »

 

>> A lire, la critique de Pierre Jourde ici