Quand j’étais petite

18 février 2011 10 Par Catnatt


Note : cela fait deux ans que je dois écrire un « Quand j'étais petit ». J'ai refusé, puis reculé. Et en vérité, je vous le jure, depuis que je suis en âge de tenir un stylo, nul texte ne fut plus difficile à écrire.

« Avec l’amour d’une mère, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais »

Romain Gary

 

L’odeur de Maman si particulière en été, en bord de mer, mélange de crème solaire Clarins, de Shalimar et de sa peau salée, ma joue posée sur son épaule, ma tête enfouie dans sa nuque, effluve qui me bouleverse le cœur quand je crois la sentir, mais c’est une erreur, jamais plus cela n’arrive.

 

Quand j’étais petite, Maman disait à qui voulait l’entendre qu’elle ne serait jamais vieille, jamais flétrie. Elle souriait, mutine quand elle disait ça, je percevais une certaine coquetterie. Maman disait qu’elle ne serait jamais vieille parce qu’elle mourrait quand sa dernière fille aurait 16 ans.

 

Quand j’étais bébé, j’ai refusé le lait de ma mère et le lait maternisé. Chieuse. Quand j’étais petite, j’ai refusé de nommer un instituteur que j’aimais par son nom pendant des mois, je l’ai appelé « Patate ». Têtue. Quand j’étais petite, l’injustice du monde me rendait folle et je m’effondrais facilement, sujette à de vraies crises de désespoir. Hypersensible. Quand j’étais petite à l’école, j’ai giflé Cécile Perge de rage car elle exécutait mal ma chorégraphie pour le spectacle de fin d’année. Violente. Quand j’étais petite, j’ai refusé de rentrer chez moi et fait ma première « fugue » à 7 ans. Rebelle. Quand, j’étais petite, je suçais mon pouce comme une tarée. Insecure.

 

-Une photo de moi au parc « Western » le revolver à la main, folle de joie, Steph pas loin et Hélène ma sœur morte de rire.


Quand j’étais petite, j’ai dansé et j’adorais ça. De la danse classique, du modern jazz et des claquettes au passage. J’ai joué au hand-ball, au volley-ball, au basket, au rugby. J’étais une dilettante du sport. J’ai harcelé tout le monde pendant des années pour pratiquer l’équitation. J’ai obtenu ce que je voulais et ce que mes parents craignaient : l’enivrement de la liberté grâce au cheval pendant deux ans et une chute monumentale qui me laissa le coccyx brisé. Mon rêve aussi.


-Des photos de moi multipliant les poses de danseuse, parfaitement maquillée par ma sœur aînée juste avant le spectacle, tremblante d’excitation, d’allégresse et de peur.


Quand j’étais petite, j’avais une poupée absolument géniale qui tirait la langue. Je tirais sur un fil et hop elle dégainait. J’étais tombée en extase devant elle. Mes sœurs aînées me l’avaient ramenée d’Angleterre. Maman la trouva immonde et la jeta. Quand j’étais petite, j’ai eu un chien, rien qu’à moi. Uli, tout noir, magnifique. Nous dormions tous les deux et nous étions très heureux. Maman a décidé un jour que ce chien ne pouvait plus dormir avec moi. Je ne me suis plus jamais occupée de ce chien.

 

-Une photo de moi à trois ans où je ris aux éclats, la tête renversée en arrière, où je dévore de toutes mes dents, de tous mes yeux, de tout mon cœur la vie qui me tend les bras.


Quand Maman était petite, sa mère est morte brutalement quand elle avait quatre ans. Son enfance ne fut pas très heureuse, ses tantes étaient certes gentilles mais assez sinistres. Quant à son père, elle l’aimait beaucoup mais il était très absent. Je crois qu’elle n’a espéré qu’une chose, c’était de s’échapper de là au plus vite. Je crois aussi qu’elle s’est juré de ne pas commettre les mêmes erreurs que ses parents et de préparer ses enfants à sa propre disparition.

 

-Une photo de moi un foulard dans les cheveux, ma bouée canard et ma petite main qui serre fort celle de Maman, elle, se penchant vers moi pleine d’amour.


Quand j’étais petite, un jour je prenais mon petit-déjeuner, et on m’a annoncé que j’étais tante. J’aurais pu en tomber de ma chaise. On me l’avait peut-être dit mais l’info avait du me sembler inintéressante. Ma nièce, Stéphanie. Quand j’étais petite, j’ai eu une petite sœur à la maison pendant deux ans. Ma sœur, Stéphanie. Et puis, elle est partie. Ma nièce, Stéphanie. Et elle est revenue une année entière. Ma sœur, Stéphanie. Et un jour, quand j’étais petite, elle est définitivement partie. Les décisions de sa mère m’ont fait mal à chaque fois.

-Une photo de moi et de Steph les yeux dans les yeux riant de bon cœur, la complicité évidente.

 

Quand j’étais petite, mon imagination était débordante et mon espace infini. Au propre comme au figuré. Petite bourgeoise, je régnais sur ma chambre, ma salle de jeux et la cave, des m2 d’un royaume dédié à ma fantaisie. J’ai eu l’arbre magique et j’y ai joué passionnément pendant des heures. Je possédais ce don, cette merveille, cette capacité à décrocher totalement du monde qui m’entourait. Je l’ai offert à ma fille, et j’étais plus impatiente qu’elle pour l’ouvrir. La déception fut immense, comme un chagrin. Je n’y ai vu que du plastique. Du plastique et du chagrin, incapable d’expliquer ce crève-cœur face à ce jouet. Mon aptitude à imaginer tous les possibles d’un rien me manque terriblement.

 

-Une photo de moi arrachant les papiers cadeaux, la joie de déballer les cadeaux de Noêl innombrables, le camping-car Barbie enfin !


 

Quand j’étais petite, dans le salon, il y avait un portrait d’un enfant malgache. Son regard dévorant me terrorisait. Je l’ai toujours soupçonné de me reprocher quelque chose, quelque chose comme ma chance, ma condition, ma place. Quand j’étais petite, j’allais souvent chez mon amie Katia, qui vivait dans un genre de « bidonville », enfin c’est ainsi que je le voyais, à quelques mètres de chez moi. Quand j’étais petite, je me sentais déjà coupable.

 

-Une photo de moi dirigeant le bateau de mon père, fière comme Artaban, concentrée comme si ma vie en dépendait, maman m’observant, attendrie.


Quand j’étais petite, j’ai lu, lu, lu, lu jusqu’à plus soif, des heures, des jours, des années sous le regard bienveillant de Maman, enchantée de ce goût viscéralement chevillé au corps, tandis que Papa craignait que cette orgie de mots ne m’éloigne plus encore de la réalité. Je lisais tout d’Alice, en passant par Agatha Christie et surtout la collection « Les grands écrivains ». Je raffolais de Scarlett O’Hara, parce que j’admirais cette capacité à gouverner sa vie en fonction d’une morale qui lui était propre. Surtout, je me disais qu’elle avait raison quand elle souffrait de se dire « J’y penserai demain ». C’est devenu un de mes mantras.

 

-Une photo de moi allongée sur la moquette en train de lire, tout en écoutant de la musique sur mon tourne-disque, les chaussons de danse aux pieds. Ces moments-là, je les chéris encore !


Quand j’étais petite, je voulais devenir metteur en scène. Probablement, comme pour les livres, le ressort était le même, fuir la réalité, en créer une autre. J’ai écrit, écrit, écrit, écrit encore et toujours. Des journaux intimes, des débuts de romans et deux pièces de théâtre. Je faisais tout lire à Maman. Un jour, je lui ai demandé de me faire une dédicace et elle a écrit le seul mot qu’elle m’ait jamais laissé : « A mon petit poussin devenu un poulet au vinaigre ».

 

-Une photo de moi, avec ma fameuse coupe au bol et mon fameux grand sourire, c’est le printemps et je grimpe sur la rambarde, juste avant de monter dans le cerisier.


Quand j’étais petite, Maman était la plus belle et la plus intelligente des femmes. Et c’était vrai. Elle ne m’a jamais sous-estimée, je pouvais discuter avec elle pendant des heures. Elle était super classe, surtout quand elle fumait ses Peter Stuyvesant longues. J’adorais que Maman soit féministe et travaille au CIF. Quand j’étais petite, je savais qu’elle était une amie formidable et qu’elle était très drôle. Quand j’étais petite, je savais qu’elle était très fière de moi et qu’elle m’aimait.

 

-Une photo de Maman à Madagascar, dans une de ses robes si chics faites sur-mesure, ses cheveux roux, à l’époque, noués en chignon banane, ses yeux verts magnifiques, elle avait l’air tellement heureuse.


Quand j’étais petite, Maman disait qu’elle ne serait jamais vieille, jamais flétrie. Elle souriait quand elle disait ça, je sentais une certaine coquetterie. Maman disait qu’elle ne serait jamais vieille parce qu’elle mourrait quand sa dernière fille aurait 16 ans.

 

Et cette fille, c’était moi.

 

Parce qu’à 16 ans, j’étais censée être prête et suffisamment forte pour surmonter ça. Et quelque part, c’était vrai. Elle a fait de moi un être hybride, à cheval entre l’enfance et la vieillesse. Elle m’a préparée tout le long de mon enfance à sa manière. Car quand j’étais petite, j’étais le compte à rebours de Maman, son sablier, son horloge parlante, sa course perdue contre le temps, à chaque fois que je grandissais, l’échéance se rapprochait, chronique d’une mort annoncée.

 

Cette étrange berceuse est devenue une réalité, elle est bien morte l’année de mes 16 ans.

 

Quand j’étais petite j’ai vu le film de Claude Sautet « Les choses de la vie » avec Maman. Tout ce qui s’y passait faisait sens pour moi. Je savais déjà que les humains, les évènements, l’amour, la mort, la vie, le temps, toutes ces choses, toutes les choses de la vie étaient complètement absurdes.

 

Quand j’étais petite, je savais déjà que jamais rien ne dure, et que rien n’a de sens.

 

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