Les Danaïdes : l’eau qui dort

27 juin 2012 6 Par Catnatt

Il était l’eau qui dort.

 

Il est monté dans sa voiture, l’a démarrée et a enfilé les centaines de kilomètres, radio après radio, la douane, la campagne française, les sorties d’autoroute, radio après radio, son petit costume de commercial, cheap et banal, régler le péage, le chemin du retour. Il s’est garé devant la maison, deux fenêtres de chaque côté de la porte et deux fenêtres juste au-dessus, le jardin bien encadré par des barrières, court devant, grand derrière. Il a dit bonjour à son voisin, commercial lui aussi, qui venait de rentrer du travail lui aussi, avec son petit costume de commercial lui aussi. Ils ont échangé des banalités, le sourire de ceux qui doivent être heureux accroché aux lèvres. Des commentaires en mode automatique leur échappaient : la météo et le fait divers et les élections et la fermeture du magasin de Michel, c’est moche, et les enfants et la dernière voiture de Stéphane et encore la météo. Il se demandait comment ils faisaient pour ne pas éclater en sanglots tous les deux. Non, en fait, il ne se posait même pas la question, le cœur suspendu le jour où il avait signé l’achat de la maison. A moins que ça soit le jour où il s’est marié ou le jour où il a acheté un chien. Ca faisait longtemps qu’il ne se posait plus de questions, se contentant de remplir jour après jour le contrat que la vie avait signé avec lui.

 

Il était l’eau qui dort.

 

Il est rentré dans la maison, a hésité à saluer mais il savait que ça ne servait à rien, année après année, sa femme dans le canapé, le chien paralysé dans sa niche, les odeurs de bouffe, il rentrait trop tard pour le dîner, année après année, son fils dans sa chambre, sa fille dans sa chambre, le choix du roi tant qu’à faire, pas de discussion, juste le bruit des machines : télé, lave-linge, ordinateurs, four en train de refroidir. Il a enlevé ses chaussures pour ne pas se faire engueuler, il a déposé son manteau sur le porte-manteau pour ne pas se faire engueuler, il a rangé sa mallette pour ne pas se faire engueuler, il a déposé un baiser sur le front de sa femme qui a maugréé « tu rentres encore tard, quand est-ce qu’ils vont te laisser au bureau ?», il a souri pour ne pas se faire engueuler. Se faire engueuler, cela aurait été encore prétendre qu’ils étaient encore vivants. Sa femme était absorbée par le Grand Journal, Aphatie déroulait son accent et ses affirmations et ses questions et ses colères et ses contradictions. Elle refusait de regarder autre chose dans ces créneaux horaires-là, question de se rappeler au bon souvenir des bobos parisiens.

 

Il était l’eau qui dort.

 

Il est allé dans la cuisine, espérant qu’il resterait un truc à manger, quelque chose de chaud, quelque chose de réconfortant, quelque chose de solidaire. Non, il n’espérait même pas ça, il était encore sur une autoroute quelque part, on choisit sa sortie mais on ne décide pas de là où elle se trouve. Il a ouvert le frigo, une part de quiche fatiguée, du fromage blanc, une moitié de yaourt, fromages industriels, jambon sous cellophane, coca, boite de conserve ouverte, pois chiches, une moitié de pizza, ketchup, du lait, des litres de lait, sauce béarnaise entamée, des cornichons, des tonnes de cornichons, non mais c’est quoi cette passion pour les cornichons dans cette famille ?! Il détestait ça. Il voulait quelque chose de chaud, quelque chose de réconfortant, quelque chose de solidaire. Il a entendu sa femme crier « tu peux vider le lave-vaisselle ? ». Il avait faim mais il s’est exécuté. Il a rangé les couteaux et les fourchettes et les cuillères et les assiettes et les verres et les plats et les bols. Pour ne pas se faire engueuler. Il lui restait juste ce truc dans les mains, il ne savait pas à quoi ça servait cette saloperie de machin, c’était encore un de ces ustensiles achetés à télé achat, sa femme faisait le grand écart télévisuel, mais à quoi ça servait cette chose ? Il la retournait dans tous les sens : c’était froid, c’était démoralisant, c’était solitaire et il voulait quelque chose de chaud, quelque chose de réconfortant, quelque chose de solidaire.

 

Il était l’eau qui dort.

 

Il s’est assis à table, seul dans la cuisine, les machines toujours en bruit de fond, le rire de la présentatrice et la petite phrase de Denisot et les applaudissements du public, jour après jour. La tranche de jambon dans l’assiette et la pizza au micro-ondes. Il regardait obstinément la chose qu’il avait échoué à identifier. Elle était là posée en face de lui, le défiant dans toute sa quotidienneté et son étrangeté. Il mangeait machinalement, portant aliment après aliment quelque chose à sa bouche, réfléchissait aux objets – ont-ils une âme ?– s’en retournait auprès de la chose, à quoi ça servait, à quoi ça sert, toutes ces questions que l’on finit par éviter jour après jour. La sonnerie du micro-ondes a retenti, il s’est levé pour aller chercher la pizza, n’arrivant plus à détacher son regard de la chose. Il s’est rassis, il avait pris soin d’enlever sa veste pour ne pas la froisser, pour ne pas se faire engueuler. Il s’est promis quelque chose de chaud, quelque chose de réconfortant, quelque chose de solidaire ou plutôt de pas du tout solidaire mais réconfortant ça oui, s’il n’arrivait pas à trouver à quoi servait la chose.

 

Il n’était plus l’eau qui dort.

 

Il est resté comme ça deux heures assis à la table de la cuisine. Sa femme a bien penché la tête par la porte de la cuisine, a essayé de lui parler (ou c’était à la chose, il ne sait plus trop), a haussé les épaules et s’est dirigée vers la chambre.

 

Au bout de tout ce temps, il s’est levé, a enfilé sa veste, a pris les clés de sa voiture et sa carte bleue et sa carte d’identité et son téléphone qu’il a soigneusement éteint, un pull, un caleçon, un jean, une brosse à dents, du dentifrice, une bouteille d’eau, un t-shirt, une photo, trois cds, deux livres et la chose. Il a grimpé dans la voiture, a démarré, a rejoint l’autoroute, a enfilé des centaines de kilomètres, radio après radio, la campagne française, éviter les sorties d’autoroute, la musique et un semblant de liberté, radio après radio.

 

On ne l’a plus jamais revu.

 

 

Chaque année, en France, le ministère de l’Intérieur déclare que 2500 hommes et femmes disparaissent sans que, pour la plupart, on les retrouve un jour. Ils ont refait leur vie sans se retourner.

 

CHAPELIER FOU | L’EAU QUI DORT (music video) from Chapelier Fou on Vimeo.

 

 

Ce texte s’inscrit dans une série « Les Danaïdes » (les cinquante filles du roi Danaos. Elles accompagnent leur père à Argos quand il fuit ses neveux, les cinquante fils de son frère Égyptos. Après qu’ils aient proposé une réconciliation, elles épousent leurs cousins et les mettent à mort le soir même des noces. Les Danaïdes sont condamnées, aux Enfers, à remplir sans fin un tonneau sans fond.). Je prétends que les humains passent leur vie à remplir sans fin un tonneau sans fond. Je prétends que ni l’argent ni le sexe ne font tourner le monde mais bel et bien le manque d’amour, parfois jusqu’à la déviance…