La table des négociations

8 novembre 2013 7 Par Catnatt

C’est monté tout doucement. On pourrait dire qu’elle l’a presque vu arriver : à peine une ombre qui se dessinait. Juste avant, elle avait fumé une clope sur le trottoir, un peu à cran, elle l’avait jetée, appuyé sur le bouton d’entrée et pénétré dans l’immeuble. Un pas. Un second. Un troisième ; les sanglots montent et la paralysie avec.

 

Elle est là plantée dans le hall, incapable de bouger, une seule phrase en boucle « je ne veux pas remonter, je ne peux pas », les deux pieds ancrés dans le sol, figée. A quel moment un humain – la chair et le sang, les atomes et les électrons, le mouvement – se transforme en statue de sel ? Sa respiration devient difficile, elle se sent oppressée, il faudrait qu’elle bouge mais voilà, elle en est incapable. Elle a bien des souvenirs de moments de ce type, un leitmotiv qui se met en place, une alerte, une alarme, le signal que trop c’est trop et qu’il faut faire bouger les lignes mais elle continuait de se mouvoir. Là, c’est fini ; l’immobilisme et l’éternité. Ses pieds s’enfoncent dans le marbre, elle ouvre la bouche pour happer un peu d’air parce que plus rien ne pénètre en elle, elle est pleine : trop de gens, trop d’impératifs, trop de paramètres, trop d’évènements, trop d’émotions ; elle est tellement saturée que même l’oxygène ne se faufile plus. C’est fini.

 

Elle ne sait pas depuis combien de temps ça dure, elle a oublié le monde qui tourne, elle est juste face à l’impensable : ça doit ressembler à ça la catatonie. Elle est debout, le corps pétrifié, les mains qui pendent, il n’y a plus que son cerveau qui fonctionne, prisonnier d’une litanie de l’impuissance. Le monde est devenu blanc – la seconde fois de l’année, la troisième fois de sa vie – il n’y a plus qu’une main invisible qui trace le malaise : tu me copieras à l’infini « je ne peux plus » .

 

Et soudain la porte de l’immeuble s’ouvre et elle entend un rire :

 

« Ben alors, tu fais une bloquette ?! »

 

La vie et le mouvement revient.

 

Elle tourne le dos, elle se met à pleurer mais elle avance, elle avance enfin, monte l’escalier, ne répond pas, mais la vie est de retour.

 

Elle dépose trois mots sur la table des négociations : crise d’angoisse.

 

Son réflexe est de se taire mais elle sait qu’il faut qu’elle appelle, qu’elle en parle parce que sinon, elle va le planquer comme d’habitude. Une amie, un ami. Ce sera son amie d’enfance. Elle ne dira presque rien mais cette dernière devine :

 

« Tu ne vas pas tout plaquer ? »

 

D’aussi loin dont elle se souvienne, sa façon à elle de gérer les ultimatums de la vie, c’était de tout foutre en l’air, partir en courant, balayer d’un geste sec et brutal tous les éléments sur la table des négociations, oui tout mettre à terre et repartir à zéro ou presque. Être un fuyant.

 

Et Fred le sait.

 

Après il y a eu le craquage, les larmes et le silence parce que sinon, elle aurait pu se mettre debout et hurler jusqu’à ce que mort s’en suive. Entre trois sanglots, dire l’allergie et le rejet, prendre ses affaires et se retenir de détaler, elle aurait pu traverser Paris, le monde, l’univers en courant à perdre haleine jusqu’à atteindre les abysses de l’oubli.

Bientôt 43 ans. Abandonner. Ëtre déclarée inapte. Rester couchée. Rester à terre. Laisser la table des négociations vide et silencieuse. Déclarer forfait.

 

Déserter. Le droit à la désertion ?

 

Burn out. Un début de.

 

Ca commence par « j’en ai marre » comme le refrain d’une chanson nase dont on n’arrive pas à se débarrasser – l’écrire c’était déjà ouvrir la boite de Pandore – une saturation ; ça continue par la sensation d’être coincée, de n’avoir aucune issue et de subir encore et encore et ça finit par un pétage de plomb.

 

« En tant que psychanalyste et praticien, je me suis rendu compte que les gens sont parfois victimes d’incendie, tout comme les immeubles. Sous la tension produite par la vie dans notre monde complexe leurs ressources internes en viennent à se consumer comme sous l’action des flammes, ne laissant qu’un vide immense à l’intérieur, même si l’enveloppe externe semble plus ou moins intacte. » — Herbert J. Freudenberger (1998)

 

Elle serait bien couchée comme ça, laisser le temps défiler en n’étant pas du tout impliquée. C’est pas mal, mais mettre des mots, ses amis de toujours. Encore et encore. La voix d’Olivier qui poursuit la mise en mots et la voix de Virginie qui précise. Si elle n’arrivait plus à respirer, les verbes et les adjectifs, les noms propres et les noms sales, les pronoms et les compléments circonstanciels libèrent de l’espace, dégagent l’horizon.

 

Faire la liste des évènements de l’année en cours, la poser sur la table des négociations :

 

-l’agression
-la débaptisation
-« Qui me dira tout ira bien ? »
-Le deuil d’une histoire importante.
-Le stress pré mariage (pas le mien hein)
-le burn out de …
-Maintenir pendant des mois la tête hors de l’eau de …
-Le deuil de quelqu’un qui n’a jamais existé
-le bilan de dix ans d’une nouvelle vie
– + écouter le mal-être de ceux qu’elle aime et toujours arriver à trouver une perspective. Ce qu’elle fait de mieux.
– + le quotidien d’une mère célibataire salariée, promue chef de famille et incarner l’autorité

 

-la pba (en face)

 

Okay.

Elle sourit, c’est sûr que vu comme ça, c’est beaucoup pour un seul être. Il lui faut un temps non performant, un temps inutile, le temps de se recharger. Eloigner la rentabilité, l’efficacité. Quatre jours. Peut-être plus. Le temps qu’il faudra. Reconnaître que non, ça ne va pas.

 

Ramasser ce qui était à terre, remettre élément après élément sur la table des négociations, soupirer, rien ne peut être supprimé mais réorganisé, ça oui. Il n’y a rien de cassé, c’est déjà ça de pris.

 

Elle est assise à cette table, la sienne qui ne changera plus ou si peu. C’est peut-être ça aussi vieillir, ne plus pouvoir changer de table de négociations. T’as beau lorgner sur celles des autres, les plus jeunes, t’es condamné à la tienne. C’est peut-être pour ça qu’elle s’est figée, lorsqu’elle a réalisé qu’elle n’était plus à cette table de son plein gré mais qu’elle avait dessiné des menottes verrouillées au pied de la table. C’est elle qui les avais ajoutées parce qu’elle le voyait ainsi. Toute la question est de considérer sa table comme une prison ou comme un havre, tout est une question de point de vue.

Elle a toujours choisi celui de la vie, celui des couleurs claires. Elle pense à Mary, Mary Pickford :

 

« Ce que l’on appelle échec n’est pas la chute, mais le fait de rester à terre. »

 

Et ce n’est pas encore cette fois-ci qu’elle restera à terre même si le temps passant, cela devient de plus en plus tentant. C’est peut-être l’un des derniers combats qui lui reste à mener : lutter contre cette tentation. Elle a connu tant de chutes, elle se relevait d’un geste léger mais les muscles fondent, les articulations se font plus raides, quelques rhumatismes, les vertèbres blessent et la colonne vertébrale se tord, la souplesse s’enfuit et la rigidité se répand.

 

Non, ce n’est pas encore cette fois-ci qu’elle restera à terre parce que le projet, c’est de devenir une vieille dame souriante, bienveillante et impliquée.

 

C’est ça qu’elle veut.

 

Elle a encore appris quelque chose. Il faut juste qu’elle apprenne à déceler l’allumette qui craque, juste avant l’incendie et cesser de mettre du combustible. Il faut qu’elle apprenne à s’arrêter à temps. Elle a vieilli, ses capacités d’encaissement sont différentes ; gérer l’énergie autrement. Si elle veut tenir et accomplir, il faut qu’elle assimile qu’elle n’est dorénavant plus une sprinteuse mais une coureuse de fond.

 

Elle est assise à sa table des négociations, elle attrape la clé qui avait glissé sous le tapis, déverrouille les menottes, les pose à côté du reste. Elle masse ses poignets endoloris. Elle redresse un élément, en déplace un autre, se lève. Elle rangera plus tard. Pour l’instant, elle la quitte mais elle reviendra dans quelques jours.

 

Elle a encore appris quelque chose…