Des fictions et des hommes

13 septembre 2014 5 Par Catnatt

Je suis déçue.
 
Ceux qui connaissent mon ex-mari ou du moins son histoire me regarderaient tendrement en me disant « mais enfin Nat, comment peux-tu être encore surprise et encore plus déçue ? ». Je le suis, pourtant.
 
Si je sais que mon ex souffre de troubles sévères à présent – et au stade où on en est, je pense qu’on peut se risquer à accoler l’adjectif psychiatrique – j’ai acheté son histoire d’avant : son enfance, son adolescence et ses débuts dans la vie ; j’ai tout acheté, jamais rien remis en cause : c’était le fondement de son comportement. L’explication. La justification.
 
Il a suffi d’une seule conversation avec son frère cet après-midi pour que tout s’effondre. Des fondations en miettes. Il reste le décès d’un enfant largement suffisant pour expliquer une vie de misère psychologique, mais apparemment ça n’était pas assez pour lui.
 
Je suis déçue, je pourrais le gérer ; je sais gérer, il suffit de digérer, de mastiquer l’information suffisamment longtemps pour la ranger dans l’étagère des désillusions, mais ce qui me perturbe aujourd’hui c’est ma capacité à acheter une fiction. Parce que mon ex n’a pas été le seul. Le climax, c’est cette personne rencontrée sur internet en 2009 qui s’est avérée une fiction totale : rien de rien n’était vrai et je n’ai pas pensé une seule seconde à remettre ça en question ; à aucun moment bien qu’autour de moi, les doutes planaient.
 
Je suis une fille intelligente ; douée d’un bon instinct, je renifle les gens, je sais très vite s’ils sont toxiques, j’arrive à déceler des choses assez étonnantes, mais il semblerait que dans une configuration amoureuse ou du moins une relation forte, je perde mon radar. Je trouve ça dingue et l’accumulation est interpellante. Ça va de la vantardise au mensonge pur et simple. J’ai tout un éventail de relations, y compris amicales, avec des mythomanes à des degrés très divers ; toutes les déclinaisons du mirage.
 
Alors, je peux mettre ça sur le compte du hasard, du pas de bol, mais soyons sérieux trois secondes : il n’en reste pas moins que c’est moi le dénominateur commun de tout ça. La fiction brouille mon radar. Qu’est-ce qui fait que je tombe dans le panneau ? Est-ce que mon père avait raison quand il reprochait à ma mère de me laisser sombrer corps et âme, petite, dans la littérature ? « Elle va perdre le sens des réalités ». Est-ce que j’ai voulu inconsciemment me retrouver en permanence dans des situations romanesques ? Est-ce qu’en achetant toutes les fictions déposées à mes pieds, je tentais de faire de ma vie un roman ? Je suspends mon incrédulité, comme dit Olivier, parce que ce qu’on me propose me captive ; parce que ça a l’air d’être plus grand que la vie. Peu importe les risques que je prends, du moins que je prenais, je mène la transaction à bien, je mène la transaction à terme comme un producteur à qui on a déposé un scénario qui l’enthousiasme : je t’achète ta fiction pour que ma réalité devienne littéraire.
 
Je ne crois plus être capable de raconter la totalité de ce que j’ai vécu à qui que ce soit. Ce serait indigeste, on me regarderait probablement de travers et on me prendrait probablement pour une mythomane. J’ai vécu tant d’expériences humaines extrêmes. Dépositaire de tant de mensonges, je deviendrai l’affabulatrice. Je le sais, alors j’ai appris à me taire, moi qui ai l’air d’en dire beaucoup. Si je dis, je bascule de l’autre côté aux yeux du monde ; je suis devenue l’opposée de ceux et celles que j’ai croisés.
 
Un chemin semé de fabulateurs pour apprendre à taire la vérité…
 
Reste ma capacité de déni. Moi qui affronte jour après jour, qui aime profondément ça, affronter, plonger les deux mains dans le cambouis pour comprendre, mettre sur la table, ne pas se défiler, en tout cas pas à mon sujet je suis celle qui, paradoxalement, peut fermer les écoutilles à tous les doutes concernant certaines personnes. Si j’ai dit et répété que vieillir c’est gagner en confiance en soi, c’est surtout apprendre à se connaître et c’est pas toujours glorieux. Je m’aime, mais dans les angles morts je me méfie de moi. Je ne joue pas au poker ni au loto, je suis une grande joueuse de fictions. Par conséquent, je suis interdite d’aveuglements.
 
Reste le pourquoi. Qu’est-ce qui a fait que je suis devenue une acheteuse de fictions ? Vite, trop vite, jeune, trop jeune. Une échappatoire par rapport à ce que je vivais ? Que j’en souffrais, mais que j’estimais à tort que c’était insuffisant pour que le monde fasse preuve d’empathie ? Qu’il fallait accumuler des couches et des couches de situations rocambolesques pour que le passé devienne crédible jusqu’à ce que je me retrouve débordée et que je finisse par taire l’essentiel ? Que je me retrouve finalement complètement dépassée cette année ? Ensevelir sous des tomes et des tomes l’origine en espérant que la souffrance initiale finirait par disparaître sous d’autres ? Je n’ai pas de réponse définitive pour l’instant et je n’en aurais probablement jamais, mais cette conversation cet après-midi a entériné quelque chose. Quelque chose de dérangeant chez moi. Quelque chose qu’il va falloir que je gère.
 
« De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
 
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature. »
 
Paul Verlaine.

 
Car apparemment tout est littérature pour moi…
 
 
 
 
P-S : longtemps j’ai regretté que mes deux enfants n’aient pas cette passion dévorante pour la lecture, mais aujourd’hui je me dis que finalement c’est peut-être une bonne chose ; ils aiment lire, mais pas au point de l’échappatoire. J’ai dû probablement réussir leur réalité…