L’interrupteur dans le couloir

8 mars 2015 6 Par Catnatt

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Je me perds de vue, je suis sans cesse interrompue. Je décroche lentement mais sûrement. Je décroche des évènements, je décroche de mon entourage, je décroche de moi.

 

Interrompue par des petites choses, des choses plus graves, déclenchées majoritairement par d’autres, je manque de concentration, je n’arrive quasiment plus à me focaliser sur moi, mes besoins, mes désirs. Je ne sais pas si je suis responsable de cette situation. Le sentiment est dérangeant, envahissant. J’ai l’impression d’être un interrupteur dans un couloir, des gens passent, des amis, mes enfants, des collègues de travail, ma famille et tous appuient dessus en passant.
 
J’essaye désespérément de faire mon mooc (un cours sur internet) de géopolitique, j’étais très appliquée au début, mais à force de terminer le taf tard, de rentrer chez moi lessivée, de maintenir une structure à la maison, je n’arrive qu’à m’écrouler devant une série où je ne vais surtout pas penser à moi. Je suis devenue secondaire, presqu’anecdotique et je veux qu’on me rende, je veux me rendre ma vie !
 
Je ne sais pas à quel moment ça a dérapé. À quel moment tout est devenu mécanique. Je ne sais pas à quel moment le boulot est devenu envahissant à ce point-là alors que j’ai fait un choix extrêmement clair à 20 ans : je ne voulais pas vivre pour le travail, je voulais quitter le bureau en sachant qu’en refermant la porte, je laissais tout à cet endroit. J’ai fait une croix sur certaines ambitions parce que, non, on ne peut pas tout avoir.
Je ne sais pas à quel moment ça a dérapé. À quel moment j’ai commencé à faire de la merde à la maison. À traiter les demandes de mon fils, son anniversaire, les textos à envoyer aux parents de potes par dessus la jambe. À être sans cesse agacée et fatiguée.
Je ne sais pas à quel moment ça a dérapé. À quel moment j’ai cessé de répondre aux textos, aux mails, aux messages trois fois sur quatre. À quel moment j’ai cessé de raconter ce que je vivais sauf si on m’attrape en plein vol.
Je ne sais pas à quel moment ça a dérapé. À quel moment les années se sont transformées en mois, en jours, puis finalement en minutes. À quel moment je me suis mise à penser que je perdais mon temps alors que tout porte à croire que je fais plein de choses. Sans savoir si j’ai raison ou tort. À quel moment j’ai commencé à me dire qu’il me faudrait des journées de 48 heures pour être satisfaite.
Je ne sais pas à quel moment ça a dérapé. À quel moment la panique est devenue un sentiment quotidien. Pas la panique comme une peur, la panique comme un mode de fonctionnement réactif. Je fais quand ça me tombe dessus.
 
M’extraire l’espace de quelques secondes.
 
Ce constat terrible : ce qui avait été magique, échappant à tout, hors du temps pendant dix longues années, cette relation étrange et importante est devenue sèche, polie, convenue. Une cruelle absence de battements de coeur. Il n’a fallu que quelques échanges de mails factuels pour réaliser que le temps et la distance avaient assassiné cette alchimie. Que ce qui était fleuve, rivière, océan était devenu désert où l’on entend siffler le vent. Avec cette question lancinante en arrière-plan : suis-je à son image ?
 
Et revenir au quotidien.
 
J’ai besoin de ce mooc aussi débile que cela puisse paraître parce que c’est la seule chose qui soit à moi en ce moment. Enfin, c’est la sensation que j’ai. J’ai besoin de réussir ce mooc parce que je suis précisément très mal barrée. Il faudrait que j’y consacre 10 heures par semaine et je n’y arrive pas. J’ai besoin de ce mooc pour me faire la démonstration que j’ai du temps, pour me faire la démonstration que j’en suis capable.
 
On me dira que je charge trop la mule, sale manie chez moi. Mais, bordel, j’ai besoin de challenges ! J’ai besoin de me prouver encore des choses et pas seulement gérer le quotidien d’une main de fer.
 
Je m’étais promis que l’année 2015 serait différente de cette satanée année 2014. Est-ce vraiment le cas ? les emmerdes ont incontestablement disparu, restent les cadavres. Je m’étais promis que cela redeviendrait fluide mais l’enfer c’est les autres. Ou moi.
 
Il faudrait prendre les choses par le bon bout, or je suis face à une pelote emmêlée. Ou ma vue se brouille, je n’arrive plus à y voir clair. J’aimerais cesser de ressentir ce sentiment d’urgence sur des choses à la con, cette fameuse panique. J’ai l’impression que mes enfants grandissent seuls, que nous sommes tous les trois en pilote automatique et je déteste ça.
 
Mon fils a écrit dans une petite dissertation en anglais « My mother is very impressive and very powerful but she’s tired all the time ». Ça m’a fait très plaisir, non, ça m’a ravie, mon égo au carton, mais quand je me regarde dans la glace, honnêtement, est-ce que je ressemble encore à cette vision de mon fils ? J’ai des doutes. Trop de doutes.
 
Je me regarde dans la glace et je me demande si je serai là telle que j’ai eu la faiblesse de m’envisager : solaire, enthousiaste et vivante. Pas cette créature fatiguée, cet interrupteur dans un couloir.
 
À quel moment vais-je devenir ni impressionnante ni puissante mais bel et bien tout le temps fatiguée ? Que toute cette fatigue aura tout envahi comme des souffles d’air toxique créant un brouillard devenu mon élément naturel ? Que je serai devenue un interrupteur de couloir d’entrée ? Est ce que je serai encore là pour moi ? Est-ce que je serai là pour le plus mauvais ? La solitude, le temps qui passe et l’habitude.
 
Regardez-les : mes ennemis. Nos ennemis.