Les murmurations (Things have got better, I’m a real go-getter)

17 juin 2020 4 Par Catnatt
Middleton Moor, Derbyshire on 20 January 2014. Photograph: Christopher Thomond for The Guardianhttps://www.theguardian.com/environment/gallery/2014/jan/21/starling-mumuration-season-in-pictures

Elle est dans le métro, elle connait par coeur les couloirs, ne réfléchit même plus, elle embraye, le geste fluide ou automatique et des tas de gens font pareil, on sait où on va. Elle est fatiguée, ne pense pas vraiment sauf par réflexes pavloviens, à gauche, puis à droite, il arrive, on se met en rang, les portes s’ouvrent, on rentre, on ne se regarde pas, on sait où on va. On arrive plus à se rappeler pourquoi on y va, mais on y va.

Un type se met à hurler. Il hurle pas de douleur ou de colère, il hurle tout seul, soudainement, comme un geste d’existence pure, il ferme les yeux, il y a quelque chose de l’ordre du soulagement dans ce cri parce que personne ne réagit, pas vraiment interloqués, les gens le regardent comme si son hurlement leur était commun, comme si précisément on en avait tous ras le bol de savoir où on va ; ou de faire semblant en fait.

Le type cesse aussi brutalement que son cri a surgi. Il se tourne vers elle :

– Est-ce que ça vous convient ? Non mais vraiment ?! Parce que si c’est okay pour vous, je continue. Mais posez-vous la question, j’veux dire globalement. Est-ce que tout ce merdier vous convient ?!

Elle est décontenancée, mais curieusement, elle pense comprendre ce qu’il dit. Ce type ne parle pas d’ici-maintenant, il parle de leurs vies. Elle fait partie des gens qui ont vécu le confinement normalement, pas de révélations, pas de changements majeurs, pas d’épiphanie de type je veux vivre en province, pas de conditions de rêve, mais acceptables, vivables. Elle a même apprécié quelque part ce temps où il n’y avait plus de choix à faire, il n’y avait qu’à subir des règles strictes et c’était presque un soulagement. On allait plus.

-Est-ce que tout ce merdier vous convient ? Parce que le truc, c’est que c’est toujours plus, toujours plus et toujours plus dur. Donc je vous le redemande, est-ce que tout ce merdier vous convient ? Si c’est le cas, je continue.

Elle réfléchit. Elle ne fait pas partie de ceux et celles qui ont vraiment le choix, de ceux qui ont les moyens d’y réfléchir parce qu’ils ont une marge de manoeuvre, on peut vendre l’appartement, suffisamment de réseaux et de compétences et Papa et Maman, l’héritage, le compte épargne, le boursicotage, non, elle fait partie de ceux et celles qui travaillent pour payer leur vie et puis point barre. Elle aimerait gagner plus pour ne pas réfléchir aux achats, partir une 3ème semaine en vacances au lieu de deux, louer au lieu d’allez chez ses parents, elle fait désespérément partie de la classe moyenne, celle qui fait tourner la baraque, leur baraque à tous. Elle n’a pas pensé à déménager pour avoir un jardin en cas de pandémie. À quel moment d’ailleurs, tout le monde s’est mis à réellement réfléchir à ce trip, en cas de pandémie ? Comme si ça allait devenir un truc normal et non pas l’exceptionnel ? C’est délirant, non ? Faire ses choix en cas de pandémie ?

-Mais pourquoi vous me posez la question à moi ? J’en sais rien si vous devez continuer, c’est votre vie, pas la mienne !

-Vous en êtes aussi sûre ?

Elle est un peu déstabilisée. Lorsque le déconfinement est arrivé et qu’elle a repris le travail, elle ne s’est pas posée de questions non plus. Il faut faire repartir le pays comme on dit. Depuis que les choses vont mieux, c’est un bon petit soldat, déterminée à faire sa part du taf, on s’y met tous ensemble. Elle est collective, collective pour sa famille, ses voisins, ses collègues, tout son petit monde. Elle sait où elle va. Enfin… Elle croit. Elle réalise qu’elle n’a même pas envisagé d’autres choix en fait.

« Things have got better, I’m a real go-getter »

Le type continue de l’observer intensément. Il sent que ça brasse.

-Si ça vous va, je continue. Mais si c’est assez pour vous, c’est assez pour moi. On peut s’arrêter.

Elle perd pied. Comment ça, s’arrêter ?!

« Things have got better, I’m a real go-getter »

-Je vous parle pas de déménager et de vivre en autosuffisance dans la Creuse, je vous parle du merdier, on s’arrête à l’iphone 10, la télé 4K, on arrête de progresser sur des machins dont au final tout le monde se tape, on continue dans les progrès qui font sens pour l’humanité, le reste on arrête. On ne progresse plus sur l’inutile. Enfin… ce qu’on pourrait déterminer comme inutile. On se met tous d’accord là-dessus et on a plus besoin de réfléchir au prochain ordi de son gamin qui va coûter 2000 balles et un p… de crédit à la conso sur 24 mois pour aller plus vite alors qu’en fait on s’en tape d’aller plus vite. Y’en a marre d’aller plus vite !

Il est essoufflé par sa tirade. Il n’a pas l’air dingue, il a l’air d’un type parfaitement normal, un type comme elle en fait.

– Je comprends pas, pourquoi vous me posez cette question ? Je sais pas moi, posez la à votre femme, votre mec, votre grand-mère. j’ai rien à voir avec tout ça !

Elle est sur la défensive.

Il lui sourit. Un sourire lumineux, le visage moyen s’éclaire soudainement, il y a de la beauté pure dans ce sourire, malgré les défauts physiques, les dents pas vraiment alignées ou blanches comme dans les publicités, le sourire merveilleusement sincère d’un homme moyen de 40 ans.

– C’est pas une question de famille. Justement. Je vous la pose à vous, parfaite inconnue, parce que c’est ça le fond du problème : tous ces inconnus qui forment une murmuration comme les étourneaux. Je ne sais même pas pourquoi on appelle ça comme ça, c’est joli ce mot, murmuration.

Elle le regarde interloquée. De quoi on parle là ?

-Vous savez, ce phénomène génial, on appelle ça la murmuration des étourneaux. Ils volent tous ensemble sans se toucher, des centaines et des centaines !

Elle ne savait pas que ça s’appelait la murmuration.

-Pendant le confinement, j’ai vu un reportage là-dessus. Vous saviez que les scientifiques pensent que si les oiseaux ne se percutent pas, ce serait parce que leur place serait déterminée par une hiérarchie ? En fait ils n’en savent rien. Ils imaginent. On ne sait pas pourquoi ils font ça, comment ils le font, mais ils le font. Et c’est splendide !

Il marque un temps d’arrêt.

-Mais nous ? On pourrait ressembler à ça, on doit ressembler à ça pour les étourneaux, mais c’est moche, non ? On s’est tous redéployé, on repart pour un tour. Je vous pose la question parce que là tout de suite maintenant, c’est vous ma voisine de murmuration. Et ce n’est pas beau à couper le souffle, non c’est tellement dur que ça m’ empêche presque de respirer. Mêmes effets, conséquences contraires. Ça me donne envie de hurler.

Encore une pause.

-Certains scientifiques disent que c’est de l’auto-organisation, un phénomène qui conduit un groupe à se comporter de la même manière. C’est pas ce qu’on fait tous ? Je fais pareil que vous au final dans les grandes lignes, il y a très peu de destins exceptionnels, non, dans une immense majorité, on fait tous pareil. Alors je vous le redemande encore une fois : si vous pensez une seule seconde que c’est suffisant pour vous, j’arrête parce que c’est suffisant pour moi. Mais je peux pas le faire tout seul.

Il attend sa réponse. Il n’est ni excité, ni impatient, ni espérant ni désespérant, il attend.

Le métro rentre en station. Le bruit des portes qui se déverrouillent résonne. Elle le regarde. Elle jette un coup d’oeil aux lettres sur le mur, c’est la sienne, sa station. Elle va de l’un à l’autre, l’inconnu et les lettres familières. Le temps ralentit. Leur murmuration au bord de la rupture. Quelle est la réponse ? Elle a bien envie d’arrêter comme il dit. Elle prend une inspiration

L’alarme du métro sonne, sans réfléchir, elle sait même pas pourquoi elle fait ça, elle tourne la poignée et sort. Les portes se ferment immédiatement, elle reste plantée là à regarder l’inconnu. Il s’éloigne avec le métro, lève la main dans sa direction, une main légère qui ne la salue pas vraiment, un geste de reconnaissance comme je t’ai connu, un sourire léger aux lèvres, un sourire ni déçu ni lumineux, un sourire presque résigné et elle lève la main elle aussi.

Le métro disparait et en dépit de ça, elle reste debout, immobile sur le quai. Figée dans une murmuration qui vient pourtant de se rompre, un possible fragile, un parfait inconnu et pourtant un semblable qui lui a posé la bonne question pour une fois.

Quelqu’un la bouscule.

Alors elle tourne à gauche, elle sait où est sa sortie, elle marche automatiquement, des tas de gens font pareil, on sait où on va, à droite, à gauche, c’est confortable de tous faire pareil, l’escalator, elle se tient bien à droite, comme il faut, on sait où on va, elle réfléchit à ce qu’elle va faire à dîner et il faudra pas qu’elle oublie de sortir le linge, on sait où on va.

« Things have got better, I’m a real go-getter »

Vu à l’instant sur Instagram (@adriana_legay)

Note : Ça fait deux ans que je veux écrire sur cette chanson de Villagers. À chaque fois que je l’écoute, je me demande ce que je fabrique réellement… Hier quand je suis tombée dessus, c’était plus intense que d’habitude. Le texte est vraiment construit sur la structure de ce morceau.