Rachel

18 janvier 2009 0 Par Catnatt

George Grantham Bain Collection

J’ai beaucoup menti entre 14 ans et 16 ans. Au-delà, la réalité a dépassé mes espérances et je n’en ai plus eu besoin. Ma vie est parfois devenue un mauvais roman et le contraire m’est arrivé. L’impression de mentir en étant juste. Cette sensation étrange que personne ne va vous croire si vous racontez votre histoire.

 

C’est curieux, parfois quand je dis la vérité, j’ai les mêmes réactions que quand je mens. Je ne pense pas qu’il existe une personne en ce monde capable de vraiment déterminer à quel moment, je cache la vérité et à quel autre je la jette à la figure du monde. J’en joue. Beaucoup. Rarement. Jamais. Je souris en écrivant.

 

Mais c’est vrai. La vérité me gêne. M’embarrasse. À mon âge, tout accumulé, j’ai peur après coup. Je me fais peur. J’ai eu chaud plus d’une fois. Je me soupçonne d’en rajouter. Et puis non, la révolte m’attrape, la quête de reconnaissance, probablement. Non, je n’en rajoute pas. Aussi surréaliste que cela puisse paraître, il m’est réellement arrivé tout ce que je raconte. C’est un dialogue permanent dans ma tête, rompue entre tous les points de vue. Car j’aime me contrecarrer. À chaque fois que j’évoque un épisode de ma vie, j’analyse instantanément après ce que je viens d’affirmer. Et immanquablement, je note une déformation. Ça m’obsède. Le mensonge et la vérité sont deux notions qui me fascinent. Je tourne autour, je ne suis sure de rien, j’enchaîne théories sur postulats, errant d’artifices en sincérité.

 

Je rougis, je bafouille, je ris bêtement, on me sent nerveuse. Je mens. Le rose me monte aux joues, je trébuche sur les mots, un rire fébrile, des gestes brusques. C’est la vérité. Différentes causes, mêmes réactions.

 

Une fois j’ai menti sans me le reprocher. C’était justifié. De la légitime défense. Personne ne me fera regretter ce mensonge. Je livrais une guerre de tranchées psychologiques et il n’était pas question que je perde. J’étais déterminée à sauver ma peau. Je n’ai pas laissé une brèche à l’ennemi. Je l’ai abattu. Je lui ai coupé les jambes. Les ailes. Un adversaire à ma cause, ma vie, plus aguerri, plus pervers que moi. Il m’a combattu, j’étais désordonnée dans ma défense, trop émotive. Et c’est devenu une arme. Car j’étais évidemment la victime. Alors, aux yeux de mon entourage, il fallait effacer la seule trace qui pouvait faire de moi un être imparfait, la seule brèche dans laquelle une contre-offensive se serait engouffrée. La tache qui me porterait le coup fatal. Pas de remords. Pas de regrets.

 

Dans la vie de tous les jours, j’en rajoute, je raconte des histoires. Ce sont les événements tels qu’ils se sont passés, mais teintés de romantisme, de fureur ou de fièvre. Plus grand que la vie. Toujours. Et dans ma famille, peut-être dans toutes les familles, le mensonge était présent. L’hypocrisie, ciment des clans ? Probablement.

 

Qui mentait quand j’étais enfant quand ma mère et ma sœur aînée se déchiraient ? Les deux. Elles se sont noyées dans ces supercheries successives, soupçonnables toutes les deux. Elles ne faisaient que porter nos jolies traditions familiales. Mon grand-père qui portait un nom qui n’était pas le sien. Fruit d’une duplicité. Mon parrain, qui a cinquante ans passés, apprend, dindon d’une farce familiale, tout le monde le savait, qu’il est mon demi-oncle, demi-frère de ma mère. Mon grand-père, amant de sa mère, dont le prénom était Pierre. Cet oncle surgi d’un mirage généalogique, appelé Jean-Pierre à sa naissance. La ressemblance frappante. Le déni aussi…

 

En revenant à notre cellule parentale, je m’aperçois que le mensonge était un sport familial. Parce que ça facilitait la vie. Ma mère dans un sursaut de lucidité aurait souhaité faire une thérapie de groupe. Mon père a refusé. Ma mère n’a pas trop insisté. Alors, chacun y allait de ses fourberies, de ses propres fictions, alimentant le terreau des impostures qu’aucun ne pardonne et dont tous se vengent, créant la légende familiale.J’ai, bien entendu, comme tous les enfants, cru dur comme fer que ma naissance était une mystification et que je n’étais pas l’enfant de mes parents. J’ai fouillé partout à la recherche d’une preuve, qui me permettrait de m’échapper de la cellule…prison familiale. Peine perdue.

 

« Ta mère avait le mensonge chevillé au corps » m’a dit mon père. Je crois que c’est une des phrases les plus violentes que j’ai jamais entendu. « Le mensonge chevillé au corps ». Comme le diable au corps. Quelque chose qui l’habitait et la dirigeait. Est-ce vrai ? Ça m’a bouleversé pendant des semaines. Des trois sœurs que nous sommes, l’aînée la hait, la cadette la sanctifie, et moi ? Je l’humanise. Je navigue en eaux troubles entre l’amour aveugle et le jugement sans appel. Je la rêvais parfaite, je vis avec ses erreurs.

 

J’ai vécu « seule » avec ma mère pendant une certaine période. L’année précédant l’officialisation du crabe qui marchait dans sa tête. C’est curieux, mon mensonge le plus énorme date de cette période. J’étais amie avec une fille de mon âge. Rachel.Aussi petite que j’étais grande, aussi blonde que j’étais châtain, nous n’avions rien à voir ensemble physiquement. J’ai fait croire, en dépit des évidences, que Rachel était ma demi-sœur à la moitié de notre petite ville de province. Une histoire sordide. Mon père aurait trompé ma mère et aurait eu Rachel, fruit d’un adultère. En écrivant, je ris toute seule, puisque mon mensonge était une vérité ignorée de moi-même. Papa travaillait loin, et a probablement, sûrement, incontestablement, trompé ma mère avec sa meilleure amie à cette époque. Ils étaient dans la même ville, ma mère loin, nous n’échappons ni aux clichés, ni aux caricatures, et ils sont tombés à pieds joints dedans.

 

Rachel s’est prêtée au jeu un certain temps, mais l’inutilité de cette distraction d’ado lui a vite sauté aux yeux. J’ai persisté, seule. En dépit du bon sens. Des évidences. Je crois n’avoir jamais reconnu ce mensonge auparavant. Je le trouve tellement débile et navrant que je l’ai rangé dans la case de la honte.

Si j’ai choisi Rachel, cette rencontre faite au hasard des classes de collège, c’est bien parce qu’elle correspondait à un idéal. Elle était très « fille », extrêmement calme, se tenant droite comme un I, pleinement consciente, qu’elle était jolie, blonde, et soignée. Tout était rangé à la bonne place chez elle. Toute sa vie était à la juste place. En l’adoptant, en faisant d’elle ma demi-soeur, j’achetais une place. Une justification à mon existence. Car si nous faisions partie de la même famille, j’avais un peu d’elle en moi. Et j’étais prête à tout pour ça.

 

Si je décide de parler de l’épisode « Rachel » aujourd’hui, c’est que finalement, je n’ai plus besoin de cette filiation fictive. Je trouve jour après jour ma place. Je l’ai trouvée. Et Rachel fut le mensonge le plus criant de mon errance. Je l’ai doucement perdu de vue, je suis restée un peu technique avec cette histoire, l’évoquant de loin en loin pendant les deux années qui suivirent.

 

Après ? Bah, une négociation avec la vérité comme nous tous. Petits arrangements entre amis. Toute vérité n’est pas bonne à dire, non plus. Pour protéger. Épargner. Quand le mensonge devient trop toxique, par contre, il faut l’incendier. Nul n’est dans la vérité absolue. Notre vie est une succession de petits mensonges, des omissions, comme des cailloux semés par le petit poucet, tenté de retrouver son chemin au milieu d’un dédale d’interprétations des évènements. Devenir adulte, c’est aussi accepter de vivre avec des notions que, jeunes, nous rejetions en bloc : l’hypocrisie. Les faux-semblants. Pour vivre ensemble. Les autres et nous. « Ensemble. Tout contre. A distance. Mais ensemble. »

 

Et puis à côté, il y a notre dialogue intérieur. Je crois qu’une vie se mesure avec le regard que l’on porte dessus. Et tant de prismes différents. Où commence le mensonge vis-à-vis de soi-même ? Un jour, je considère que j’ai une vie formidable, qu’elle a du sens. L’autre, j’analyse méchamment, ma vie est petite et minable. Tout ce que je déteste. Et pour rendre tout cela supportable, je fais « danser les malentendus, des kilomètres de vie en rose »*….Je bluffe.

 

Arman Melies a raison, la vie est un casino, partie de poker éternelle, où les jeux ne sont pas forcement faits, mais où le bluff s’avère souvent nécessaire. Se coucher, faire une grosse blinde, l faut bien tromper l’adversaire, et nos cartes. Mentir pour gagner provisoirement la partie.

 

« Qui connaît l’enjeu ? Qui connaît la mise ? Qui connaît les règles du jeu ? »

Crédit photo Flikr