Le joli regret
Hossegor. Été 95.
J’ai 24 ans, je suis gaie, je suis jolie, j’ai les cheveux longs, je suis presque blonde, je suis bronzée. Le monde est presque à moi.
Nous squattons pour la dernière année la maison familiale d’un pote qui sera vendue en septembre. Pour certains, c’est symbolique de la fin de l’adolescence, voire de l’enfance, ils se sont rencontrés au club Mickey de la plage. Alors, il y a comme un désir de vivre un peu plus fort que d’habitude.
Tout le monde est là, quasiment. Ça dort n’importe où, quelques matelas et tables de fortune. La baraque a été vidée de ses meubles. Dimitri, notre cher chieur de service s’est installé dans un placard avec un matelas, nous nous foutons de sa gueule. Le programme est invariablement le même. Nous nous levons péniblement, sauf les vrais surfeurs, qui se sont secoués aux aurores. J’enfile n’importe quoi, je ne me brosse pas les cheveux mais les dents tout de même. Direction le blue bar avec « Libé »au passage et c’est parti pour une tournée interminable de café. Je retrouve forcément des gens que je connais. Je mange quand je peux ; je passe des heures sur la plage à ricaner avec les potes.
C’est l’été précédant la rentrée dans la vie active pour un grand nombre d’entre nous. Ça aussi, ça donne un goût particulier à ces vacances. Le soir, c’est n’importe quoi : alcool, boîtes, fêtes.
Et un soir, il est là. Je craque. Mais ça ne veut rien dire, à cette époque, je craque facilement, je suis un cœur d’artichaut, et l’herbe est toujours plus verte ailleurs. N’empêche, je craque. Deuxième soir, il est là ; encore. Je crois que c’est lui qui m’a abordée, je ne me souviens pas vraiment. Il me ramène chez lui. On s’envoie en l’air. C’est bien. Il a une ex à qui il pense encore. Ça me laisse froide, je m’en fous complètement. Je devrais peut-être me sentir vexée, mais comme il est dans mes habitudes lors de cette période, de ne surtout jamais revoir les types le lendemain, il peut bien m’expliquer pendant quelques minutes qu’il pense à elle, je ne fais que sourire gentiment.
Je lui demande de me ramener, le soleil se lève. Il me dépose au niveau de la rue piétonne qui conduit vers l’océan.
« On se revoit ? »
Je le regarde et j’en ai envie. C’est vraiment mon type de mec. Et il est gentil, loin d’être con, presque beau. Et je dis oui. Je m’enfuis encore pieds nus. À Hossegor, les chaussures, on les laisse dans le placard. Je rentre à la maison, je me prends peut-être deux trois phrases par ceux et celles qui viennent de se lever ou pas encore couchés, on ne sait jamais vraiment. Et je vais me coucher.
Je l’ai revu plusieurs fois. Un matin, je me lève, la piscine est là, ses co-locataires aussi : une copine à lui et un couple avec un gosse. Infernal le môme. Ingérable. Je ne dis rien, je ne m’intéresse pas à eux. Il me rejoint. Il est doux et toujours gentil. C’est un surfeur, presque un fantasme. Il est temps que je rentre. Ils vont tous me ramener. Lui conduit la bagnole, la mère est à l’avant, le père à côté de moi et de son fils à l’arrière. Le gamin est injouable en bagnole. Je n’ai quasiment pas décroché un mot depuis que je suis réveillée mais quelque chose me bouleverse chez cet enfant. Les vacances qu’il passe sont complètement inadaptées à son rythme. J’écoute mon instinct, je l’attrape et l’installe sur mes genoux. Je lui parle doucement, il se calme, enfin apaisé. Ils hallucinent tous, surtout lui. Il me regarde à travers le rétro, il est presque bouleversé. Le petit garçon et moi, nous nous sommes isolés du reste du monde ; je lui murmure simplement ce que j’aimerais qu’on me chuchote, que tout ira bien, qu’il faut respirer, souffler, une litanie de tendresse rassurante. Je croise son regard. Il est intrigué. Je suis arrivée. J’abandonne le môme.
Nous allons nous voir plusieurs fois car nous nous sentons bien ensemble. Bizarrement, ( mais ils avaient des raisons quand même sur lesquelles je ne m’étendrais pas car là n’est pas le sujet), mes potes prennent assez mal mes disparitions et mes allées et venues. La faute de Rodrigue. Probablement. Ou Gérald. Sûrement. Et puis aussi Yahel qui a toujours son mot à dire sur tout et essentiellement en mal à l’époque. Dimitri arquebouté sur ses principes. Bref, étonnamment, les mecs de la bande réagissent très mal. Pourtant, je n’ai jamais rien promis, la plupart étaient des ex, ou des sex friends, aucune relation sérieuse. Et pourtant, apparemment si, vu leurs réactions, je dois rendre des comptes. Je dois bien avouer que ça fait presque deux ans que je n’en finis pas d’exploser en plein vol, je suis totalement incapable de me gérer, mon célibat acquis après la période New-yorkaise, ma vie, est devenu un tourbillon dans lequel je suis au bord de me noyer.
L’ambiance devient tendue. Je passe du temps avec lui toujours avec beaucoup de plaisir, en dépit de mes amis… Et il me demande de venir s’installer un jour chez lui. Je le regarde interloquée. C’est pour l’été, je le sais mais je suis déstabilisée. Je crois qu’on s’attache tous les deux, qu’on ne se demande rien, et que c’est bien pour ça que ça marche. On est bien. Point. J’ai très envie de laisser tout le monde tomber. Sauf que la pression monte dans ma maison et que j’y tiens aux casse-couilles qui me servent de potes. Je me dis que ça fait un peu trop longtemps que je fais n’importe quoi, ils ont probablement raison. Je ne connais pas ce type. J’ai 24 ans mais c’est ma bande de potes et c’est plus important que tout, assez connement d’ailleurs.
Je ne lui donne pas de nouvelles, je crois. Rodrigue est revenu. Il est dans la maison. Rodrigue me pardonne tout comme si je demandais à être pardonnée… Alors que je me fous complètement d’être pardonnée. Mais je le connais lui, je sais qu’il n’est pas faussement gentil. Il l’est vraiment et c’est ça dont j’ai besoin. Et puis, de toute manière, je suis trop fatiguée pour réfléchir.
Alors, je vais lui donner ma réponse. Presque. Nous sommes assis tous les deux sur la plage et je ne me souviens plus de ce que je lui ai dit. Je bredouille, j’en suis sure ; je sens que je fais une connerie. Mais je dis non. Il me regarde avec une vraie déception dans le regard, presque peiné. Mais je me lève et je m’en vais.
Les deux fois où il va me recroiser, la première, je suis ivre morte et je fais n’importe quoi sous le regard indulgent de Rodrigue. La seconde – après m’être fait jeter par mes potes parce que je suis un peu plus infernale que d’habitude – je suis assise à côté de celui qui me prend en charge et qui me ramènera quelques heures après à Bordeaux. Car j’ai décidé d’aller vivre à Bordeaux sur un coup de tête. Je vais quitter Paris, je confond géographie et psychologie. Je sais juste que je suis dans un état d’épuisement nerveux effarant. Il faut que je me repose, surtout ne pas aimer, me reposer, sinon je vais y laisser la peau. C’est peut-être la période de ma vie où j’ai été la plus jolie mais le paradoxe était lourd à porter : jamais je ne m’étais sentie aussi moche à l’intérieur, jamais je ne m’étais autant haïe. On m’a souvent dit à cette époque que j’avais l’air d’un ange. A l’intérieur, c’était l’enfer.
Il me regarde, assise près de Rodrigue. Ce qu’il y a dans son regard, je ne sais le décrire. Presque amoureux. Ou presque indifférent. Presque blessé. Presque moqueur. Presque ému. Presque blasé.
Je suis partie. Je me suis entêtée sur mes projets bordelais… Et je ne l’ai jamais revu.
Ça fait 14 ans qu’il ne se passe pas un mois sans que je ne pense à lui et par ricochet à ce petit garçon. Je ne me souviens même pas de son prénom. Je sais pertinemment que j’ai loupé quelque chose, je le sais au plus profond de mon cœur. A l’époque, je versais dans la facilité, je voulais juste m’amuser, c’était tout ce que j’avais en tête. J’étais lâche quitte à louper une belle rencontre.
On y était presque…
Note du 06 mars 2012 : Peut-être qu’en corrigeant et en republiant ce texte datant de 2009, j’ai le secret espoir, un espoir un peu vain, comme une bouteille à la mer que l’on jette sans trop y croire, qu’un jour il tombe dessus et se reconnaisse. Juste lui dire que je ne l’ai jamais oublié. Et que peut-être….