Comme un sauvetage

15 avril 2010 21 Par Catnatt

Aerial photograph of lifeboat from the SS City of Benares. 25th September 1940

Note : Le texte qui figure dans le morceau « Bora Vocal » de Rone est quelque chose de très particulier. Il s'agit d'Alain Damasio qui, pour rédiger son futur roman de SF « La horde du contrevent », s'est isolé totalement en Corse pendant quelques mois. Voilà ce que m'a expliqué Rone :

« Il s’agit de la voix d’un ami écrivain, Alain Damasio; C’est l’auteur de « La Zone du dehors » (un roman de SF d’anticipation qui m’a beaucoup marqué) ou encore de « La Horde du Contrevent » (livre fantastique qu’il évoque dans le morceau « bora »). Un jour, j’ai récupéré des petites cassettes de magnétophone sur lesquelles il s’enregistrait, une sorte de journal intime qu’il tenait au moment de l’écriture de « La Horde du Contrevent » tandis qu’il s’était coupé de la société, isolé, pour être totalement immergé dans ses écrits. C’est un document passionnant: avec des moments de doutes, de déceptions, de fatigues mais aussi et surtout de joie, quand il prend conscience de ce qu’il est en train d’accomplir et de créer. Voilà, il n’imaginait donc pas du tout que ses pensées se retrouvent sur un morceau un jour; mais il a très gentiment accepté quand je lui ai demandé si je pouvais les utiliser… »



Je tiens beaucoup à « Bora Vocal » et j’avais très envie d’écrire dessus parce que c’est plus que de la musique ; c’est une démarche artistique voire thérapeutique en ce qui me concerne. Dès que le morceau commence, je décolle : je vois la vie comme si j’étais au-dessus du monde, une distance se crée comme par magie. Personne ne le sait mais il m’arrive de marcher en pleine nuit seule dans les rues de Paris, mon ipod à fond la caisse dans les oreilles avec ce morceau notamment. Je quitte l’appart parce que je n’arrive pas à dormir, j’étouffe, je respire mal.

 

Ça démarre avec des ondulations, Rone dirige ses notes comme des cercles d’eau, des vagues, quelque chose de très aquatique.

 

« Y’a pas de secret, y’a pas de secret. Y’ a qu’une vérité… Simple, sobre, crue… Un truc.. (soupir)»


J’aime la voix d’Alain Damasio, grave et vaguement nasillarde. Les silences entre les mots ; l’enchaînement de trois adjectifs, manie que je perpétue texte après texte. Ça me rassure qu’il commence par des affirmations, ça me rassure parce que parfois je me perds dans les méandres de mes éternelles remises en question et que j’ai aussi besoin de certitudes pour survivre. Vivre.

 

« Alain ! « La horde du contrevent », tu la réussiras uniquement… Uniquement si tu t’isoles. Si tu t’isoles, quoi ! Tu comprends ce que ça veut dire « isole » ?! Isola ? L’île, quoi ! Tu crées ton île et tu l’évastes au maximum. »


Il s’interpelle, se rappelle à l’ordre. J’ai cette espèce de fantasme absolu lié à l’écriture ,d’une solitude choisie qui durerait des mois. Parfois je regarde mes embryons de roman et je sais qu’il faudrait que je leur consacre toute mon attention. Je crois comprendre ce que Alain Damasio veut dire, pourquoi il s’ « impérative » ainsi ; il en crée même un verbe : « Evaster ». Je ne crois pas qu’il dise « évaser », j’entends « évaster » et je regrette que ce mot n’existe pas. « Tu crées ton île et tu l’évastes au maximum. » On devrait tous arriver à faire ça : se créer un univers quel qu’il soit et en repousser les limites pour arriver à survivre dans une société où les rêves ne dépassent pas l’illusion de la médiatisation, pour cesser d’atténuer la banale réalité à coups d’antidépresseurs. Evaster son monde ; comme un synonyme de dévaster à l’envers.

 

Et les battements de cœur de la musique de Rone.

 

« Il faut que les gens soient extrêmement loin de toi, Mais loin parce que ton univers sera vaste, sera immense, sera énorme ! Il sera énorme ton univers, l’énorme puissance de l’univers, quoi ! »


Moi, qui suis un animal social, une bête sociale, oui, j’ai besoin de tenir les gens à distance de temps en temps. Pour survivre ; vivre. Parce que je trouve les gens dévorants. J’ai souvent l’impression que nous sommes plusieurs dans ma tête tant je réfléchis à tous. Deux ans de ma vie ont été une longue suite de jours d’isolement et c’était bien : la première fois que j’ai fait ça, j’avais 18 ans, je suis partie en Irlande sur un coup de tête, pas longtemps mais ne rien échanger ; la dernière fois, c’était au Maroc. Passer des jours sans communiquer. L' »exil « me manque cruellement ; la solitude aussi. Depuis que j’ai des enfants, c’en est fini et même si j’en suis très heureuse, mon univers s’est réduit. Il a raison, Alain Damasio, les humains dessinent des figures géométriques qui définissent votre univers. Sans ? C’est l’infini. La solitude est la forme la plus dense de la liberté, la seule façon de l’être en fait.

 

« Il faut que Caracole il existe en toi complètement, que Sov Strochnis, qu’il soit toi! Que Pietro Della Roca, tu le deviennes. Et la goutte aussi et tout l’univers, et tout le vent… »


Pour qui a l’écriture chevillée au corps, ces mots font sens. On ne peut pas tenir à distance des personnages. Enfin… Ce n’est pas comme cela que j’envisage l’histoire : s’immerger complètement, revenir à quelque chose d’ancestral, flotter dans une bulle, quelque chose de profondément lié à la maternité. Accoucher ; naissance , aquatique.

 

Les battements de cœur s’accélèrent. Il y a un bruit sourd qui s’ajoute. Et toujours la caresse consolatrice du synthé.

 

« Que tu vives complètement là-dedans. C’est ça qu’il faut, y’ a que ça qu’il faut. Et que tu restes collé au vent, collé au vent, collé au vent… Et que tu te battes et que tu ne fasses aucune concession sur le reste. »


Collée au vent… J’aimerais encore l’être.

 

« Tu oublies tout, t’es pas consultant, t’es rien, le consulting c’est de la merde ! La seule chose qui ait de la valeur c’est quand t’es capable de faire un chapitre comme celui-là. Ça, ça restera, ça, ça mérite que tu vives! Tu peux vivre pour écrire ça, ouais ! Ça mérite que tu vives ouais. Là, là, t’es pas né pour rien, t’es nécessaire, t’es pas surnuméraire, comme dirait Sartre, t’es pas superflu. Là, t’as une nécessité quand t’écris ça, la nécessité d’être ! »


C’est très important ce qu’il dit là. La plupart de nos boulots sont vides de sens – depuis l’essor de la prestation de service – ça n’a aucune valeur, ce n’est pas ça qu’on emportera au seuil de la mort, c’est rien. Je suis souvent déstabilisée par les humains, la plupart ne se demandent pas ce qu’ils fabriquent vraiment sur cette planète. Ils se contentent de vivre, sans que cela suppose quelque chose de négatif. C’est forcément plus simple, j’imagine. Donner un sens à sa vie est une question obsessionnelle chez moi. Peut-être trop. Mais il ne se passe pas un jour sans que ça me traverse l’esprit. Cela explique certains choix que je fais, j’ai besoin de savoir que je ne suis pas née pour rien, que je suis nécessaire, pas surnuméraire, pas superflue. Mon entourage ne suffit pas à combler cette ambition, il me faut des inconnus, des personnes avec lesquelles il n’y a aucun enjeu : un job d’être humain, mon job d’être humain. Et puis il y a la notion de laisser comme un vestige de soi, derrière soi. Pour moi, les enfants ne sont pas une trace, enfin, c’est pas celle-là qui me tient en haleine, quelque chose qui concrétise la nécessité d’être. C’est pour cela aussi, que j’aimerais penser un jour que j’en ai fini avec un roman : abandonner en partant quelque chose qui n’est que moi.

 

« Et c’est ça qu’il faut tenir mec. C’est ça qu’il faut putain de tenir ! Lâche pas le morceau ! Te fais pas enculer, te fais pas disperser, te fais pas fragmenter ! Fais pas de concession, quoi ! Y a pas de concession avec la vie. Il faut que tu vives, faut vivre à fond. »


Ce fut mon mantra. À l’aube de la quarantaine, à coups de petites phrases assassines et de regards tendres, j’ai l’impression qu’on me demande de réviser mes ambitions à la baisse, de m’économiser ou c’est moi qui ai le sentiment de commencer à être fatiguée, d’être un peu coincée. Pourtant. Pourtant, je suis fondamentalement d’accord avec Alain Damasio et non, je ne renoncerai pas.

 

La musique se fait calme. Comme un temps mort. Ou un moment de recueillement. Une apnée.

 

« C’est (Il rit) la nécessité d’être et c’est ça qu’il faut tenir, mec. »


Cette nécessité d’être qui fait qu’on vit de manière exacerbée les choses, qui leur donne tout leur sens, en fait et tenir ; le pire, le plus dur, l’essentiel. Ca me fait penser à la réplique de Mathieu Almaric dans « Rois et reines » : « Une âme , c’est une manière de négocier au quotidien avec la question de l’être »

 

Le rythme reprend comme une respiration nécessaire.

 

« Putain de merde quoi ! Mais c’est quand même extraordinaire !»


Le morceau se termine sur une explosion d’optimisme, cette absence de concessions le rend heureux : son roman. Un chapitre. Sa nécessité d’être incarnée. Enfin, je crois. Elle est là « la vérité… Simple, sobre, crue… ». Et je suis tout aussi émerveillée que lui.

 

Il reste 2mn 39 pour réfléchir à la somme effarante de notions qu’Alain Damasio a évoquées. La musique de Rone est parfaite pour y penser…. Je ne pourrais les dissocier.

 

« Bora vocal » malgré les apparences, est un morceau thérapeutique pour moi, il me ramène à des choses très essentielles à mes yeux. Peut-être que je suis vraiment folle, on me l’a dit souvent. Si, et ce sera le cas, des humains ne comprennent pas ce morceau, un univers nous sépare. Sans jugement de valeur, tout ne nous touche pas de la même manière. Ce morceau me bouleverse. Parfois mon entourage, je le sais, ne me comprend pas. Je crois qu’une grande partie des réponses se trouve dans cette mélodie et ce monologue : cet homme seul qui se parle pendant des mois. C’est cela qui est prodigieux dans la musique ou la littérature ; la sensation qu’un autre être humain a mis en mots ou en notes ce qui était si confus en vous.

 

Comme un sauvetage..