Le sablier vide

26 septembre 2010 20 Par Catnatt

P. B. Abery (1877?-1948) & Wallace Jones

Autour de moi, ça flanche, la première vraie ride, comme un sillon profond, une tranchée entre l’avant et l’après, n’être plus le fils ou la fille de, celui ou celle qui vous tenait la main depuis votre première respiration s’en est allé.

 

Depuis quelque temps, je suis entourée par des personnes qui perdent leur père ou leur mère, la faute au temps qui passe, je suis une quadra, le cours naturel des choses fait son office, et des adultes se mettent à pleurer comme des enfants. Même si la vieillesse peut justifier l’absence, ou la maladie, c’est la vie, l’on met en terre celui ou celle qui nous a fait surgir du néant.

 

Je ne dis jamais que je suis désolée, je ne dis jamais grand-chose. Je dis juste « Je sais ». Je connais le tourment.

 

Je sais le déséquilibre, la sensation que la vie m’arrache un bout de moi-même, ma part d’enfance qui s’envole, la curieuse impression d’être un enfant dans un corps d’adulte, et aussi le pénible sentiment que dorénavant, je ne pourrais plus régresser et m’en remettre au référant. Seule, face à des décisions. Un parent meurt, l’autre reste, et celui-ci, il ne faudra pas l’inquiéter. Donc seule, face à la vie.

 

Que l’on aime, ou que l’on déteste le mourant, le père, la mère, c’est un séisme dans une vie et l’on ne s’en remet jamais vraiment. Si la haine était là, elle resterait comme un cadeau empoisonné, rien ne serait réglé, et la soif de revanche s’époumonerait dans le silence. Si l’amour régnait, alors il resterait une chaise désespérément vide, on y ferait asseoir d’autres êtres humains pour mieux les chasser car l’absent, auréolé de sa disparition, est devenu inégalable. Il a toujours été inégalable, dans l’amour comme dans la destruction. Piédestal, dans le mépris comme dans l’admiration.

 

Toutes les questions.

 

L’on sait que nos parents meurent un jour. C’est l’apprentissage de la fatalité, mine de rien. Pourtant, ils ont toujours été là. Et si au loin, ils demeurent une ombre gigantesque, envahissante, névrosante. Perdre un inconnu à qui l’on doit la vie, pas mieux, on reste avec tous ses kilomètres incompris, ses kilomètres à lui, et à chaque borne, c’est un pourquoi qui résonne.

 

Les adultes qui perdent un parent s’excusent presque de pleurer ou d’en être touchés. Comme si, c’était normal de mettre en bière, mais ça c’est le papier, à l’intérieur, ça hurle rendez-moi la possibilité d’être un enfant avec en filigrane, la certitude de sa propre mort. Inéductable.

 

Une ride ou un premier coup de revolver qui déclenche le sablier qui nous conduira, nous aussi, vers l’absence. Un parent qui meurt, c’est aussi ça, marcher, marcher, marcher, se retourner, savoir que l’on est un descendant, marcher, marcher, marcher, se retourner, se figer, perdre, et savoir, et marcher, marcher, marcher sur le chemin de notre disparition. Absurde. Mais l’on continue quand même. Depuis que j’ai seize ans, j’attends que la mort vienne, c’était trop jeune, tant pis, c’est ce qui m’a faite ainsi, je marche, je marche, je marche. Bancale. Mais je continue d’avancer vers ma propre absence, en dépit du bon sens.

 

Je ne dis jamais grand-chose. Je dis juste « Je sais ». Je sais combien il est douloureux de voir s’écouler les derniers grains, et le silence de mort qui s’ensuit.

 

Je sais aussi que même si l’on ne s’en remet jamais vraiment, je peux promettre que l’on rira à nouveau et que la vie l’emporte toujours. Perdre un parent, ce n’est pas une mort injuste, c’est parfois trop tôt, mais le deal était passé, moi je vis, toi tu meurs. Que s’accomplisse la prophétie funeste. Je jetterai une poignée de terre ou je porterai tes cendres, je sonnerai le glas d’une vie, et je recommencerai à vivre. Peut-être même un peu plus fort.

 

Car il faut en profiter. La logique veut que le prochain, la prochaine, cela soit l’autre parent. Et après ? Alors vivre pour oublier qu’après, après, ce sera nous. L’écoulement du sable comme un rythme, la perte l’affecte, il chute un peu plus vite, alors que faire du temps qui reste ?

 

Affronter. En principe, lorsque l’on est parent, l’on aime de manière absolue. Quoi que tu fasses, je t’aime. Perdre cet amour là, c’est un tremblement de terre. C’est notre tour. Prendre cette place et répéter les mots « Quoi que tu fasses, je t’aime ». Et même si nous ne les avons pas entendus, ces mots-là comme ceux de Romain Gary « Avec l’amour d’une mère, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais », nous endossons ce serment que nous ne tiendrons pas plus. Que la vie rompra fatalement.

 

Enterrer un parent, c’est porter en terre cette ressource, c’est cela qui fait mal. Un usufruit vécu ou à jamais fantasmé, c’est cela qui blesse à mort. Car nous ne pourrons dorénavant qu’être jugé. Et il faudra endosser cette tâche lourde, harassante. Aimer absolument ou marcher sur les espoirs d’un enfant. À moins de renoncer à ce sort, pas de sablier humain et être seul.

 

L’on peut échapper à soi, l’on peut échapper au prolongement de soi, mais jamais, non jamais, dès lors que nous sommes vivants, nous ne pouvons esquiver le destin, nous perdrons celui ou celle qui a créé notre vie. C’est la règle qui rattrape le jeu.

 

Je ne dis jamais grand-chose. Je dis juste « Je sais ». Je sais la douleur d’un sablier vide.