Glorious land

18 mars 2011 1 Par Catnatt

Du sang, de la chair, ce qu’il y a de plus fragile au milieu de nulle part, beautiful land .

 

Cette nature sèche et hostile, ce qu’il y a de plus rude, no man’s land.

 

De la faucheuse et du métal, ce qu’il y a de plus absurde, glorious land.

 

Ils sont seuls au monde, il le sait. Ce qui est le plus fou, c’est le bruit. Ce foutu bruit de mitrailleuse qui balaie l’espace autour de lui. Il ne sait plus qu’ailleurs existe, le monde se réduit à cette portion de terre oubliée des hommes. La chaleur écrasante. 40°. 50°. Le thermomètre est en surchauffe, comme lui. Il croise le regard de Ryan. Parfois, ça lui semble dingue d’arriver à respirer. Il devient comme ces foutus rochers, il y en a partout, il n’y a que ça, il les hait, il ne sait plus ce qu’il fout ici, il n’a jamais su ce qu’il foutait ici ; les rochers, il va devenir rocher. Il éclate d’un rire fou. La rafale n’arrive même pas à le calmer et il arrive même à se faire une promesse absurde. Il rentrera aux Etats-Unis uniquement pour exploser tous les clairons d’Amérique.

 

Il a peur. Putain, la peur vissée au ventre à chaque inspiration.

 

1994, Wisconsin


Il a 6 ans et c’est vendredi. Il attend de pied ferme son père. C’est sa soirée avec lui, entre hommes, ils regardent un western. En attendant, il compte encore une fois les médailles et regarde à nouveau, pour les retenir à jamais, les photos des hommes de la famille. 14-18. 39-45. Vietnam. Corée. Et son cousin pendant la guerre du Golfe. Irak. La tradition. Ils posent tous fièrement. Il soupire. Sera-il seulement à la hauteur ?

 

2009, vallée de Korengal Afghanistan


Et après ? Ils en ont discuté avec Steiner. Accros à ce qui est l’expérience ultime. Le combat. Même si l’ennemi est invisible. Il ne les voit jamais, ça le rend dingue, ce ne sont que des ombres. Une seconde de lucidité, son cerveau qui enregistre le bruit et lui commande de se déplacer sans qu’il ait eu le temps d’analyser. S’il était à moins de huit cent mètres, il n’aurait pas eu le temps de le calculer. La balle traçante siffle à ses oreilles. Le bruit, parlent-ils au pays des déflagrations assourdissantes ? Du bruit des hélicoptères de ravitaillement ? Apocalypse now. Il se marre. La belle mise en scène que les Américains biberonnent. Mais la chair putréfiée ? L’odeur de la décomposition ? La couleur du sang ? De la peau après quelques heures sous cette foutue chaleur ? La vraie couleur du sang ? Un jour, ils avaient accroché le corps d’un soi-disant taliban, l’était-il vraiment, il était mort, ils avaient accroché son corps à une voiture, il avait le crâne ouvert et la cervelle répandue commençait à frire. Il avait trouvé ça fascinant. Oui, après ? Il comprend mieux certains silences des hommes de sa famille. Certains regards. Accro à l’adrénaline, cette chose immonde, la guerre qui permet de se transcender ; revenir à la vie civile, c’est la mort. La guerre, le devoir, ces héros, cette héroïne, c’est l’héroïne. Après tu sais ce que c’est, et tu ne peux plus revenir en arrière, la mort et le plaisir mélangés, la flamme, le shoot, le flash.

 

Il a peur. Putain, la peur vissée au ventre à chaque inspiration, cette peur qui devient une part de lui-même.

 

« Mais putain de bordel de merde, qu’est-ce que tu branles ?! »

 

1994, Wisconsin


Le clairon retentit. Il adore ça. Son père lui a expliqué, ce clairon de cavalerie, c’est le triomphe. Elle arrive, la cavalerie, et sauve tout. Il adore ça, cette musique qui retentit, ça et les uniformes, il en a eu un pour son anniversaire, il en prend grand soin. L’Amérique est un grand pays. Il est fier d’être américain. Le drapeau flotte, 13 bandes et 50 étoiles, le pays de la liberté, le clairon, le chant éperdu de cette liberté.

 

2009, Vallée de Korengal Afghanistan


Il serre contre lui son arme et caresse machinalement sa lunette de tir. 2Cor4:6. Il connaît par cœur sa signification. On lui a expliqué rapidement ce que signifiait ce code, inscrit par le fabriquant. Une citation biblique. 2Cor4:6 : « Car Dieu – qui a dit : La lumière brillera du sein des ténèbres ! – a fait briller la lumière dans nos coeurs pour faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu sur la face de Christ. Il pense à l’ouvrier qui a fabriqué ce qu’il tient si fort dans ses mains. Conneries ! Il note mentalement de passer remercier la direction d’avoir eu la délicatesse d’importer Dieu là où il n’existe plus. Ils continuent de se faire mitrailler. Pas grave, il s’en branle, il sait, on leur a balancé des bombes à uranium appauvri dans la tronche, eux, en vrac, civils et ennemis et s’il n’a jamais vu leurs visages, leur mort sera semblable. Ils ne verront jamais leurs propres morts : pas de blessure apparente, le sang qui leur coule de la bouche, la peau qui devient orange, leurs fusils fondus dans leurs mains, les hémorragies internes. La première étape avant une lente destruction qui touchera les enfants à naître, des bébés sans yeux, sans bouche, sans mains, sans pieds, sans, sans comme si le nucléaire avait aspiré une part d’humanité. Il en crèvera lui aussi. Qu’importe, cette foutue planète crèvera du nucléaire de toute manière.

 

Il a peur. Putain, la peur vissée au ventre à chaque inspiration, cette peur qui devient une part de lui-même, s’incruste dans ses battements de cœur.

 

1994, Wisconsin


« Plus tard, je servirai mon pays, Papa ! ». Le pauvre sourire de son père. Celui-ci ouvre la bouche sur le point de prononcer une phrase. Il se reprend, se force à sourire, il le voit bien.

 

2009, Vallée de Korengal Afghanistan


Ils sont tombés dans une embuscade. Ils sont sous le feu depuis des heures, 360 °. Cette foutue chaleur. Il pue. Il se reprend, il n’est pas seul, ils sont là, ses frères d’armes. Être organisé, se fondre dans le groupe, faire son devoir, soutenir ses frères. Depuis qu’il a eu son pétage de plomb, « sa rumination anxieuse » comme ils disent, sa névrose obsessionnelle, il n’est plus le même. Il a pris une balle en plein casque, il s’est écroulé, il était mort, le visage ruisselant de sang, sa main qui frénétiquement touchait le trou, putain, je suis mort. Mais non, il s’est rassis, la balle avait ricoché sur la coiffe intérieure et il a commencé à rire comme un fou. Euphorique. Je suis vivant. Au bout de deux jours d’hystérie, il avait pété un câble.

 

Il a peur. Putain, la peur vissée au ventre à chaque inspiration, cette peur qui devient une part de lui-même, s’incruste dans ses battements de cœur, corps à corps insensé.

 

2007 Wisconsin


Son père ne lui a rien demandé. C’est vrai que pour faire des études, l’armée, c’est pratique, sa famille n’a pas les moyens. Et puis, il n’avait pas pu s’empêcher de faire le mariole devant Jenny. « Je vais m’engager ». Il ne sait même pas ce qu’il lui a pris, il a prononcé cette phrase pensée tant de fois, à voix haute. Alors cette phrase, il l’avait encore et encore répétée, s’empêtrant dans ce vœu qui n’en est pas vraiment un. Avant qu’il n’ait eu le temps de se retourner, il était pris dans l’engrenage.

 

2009 Vallée de Korengal Afghanistan


Quand il avait appris qu’il était envoyé à Korengal, il sut qu’il était en sursis. On ne revient pas de Korengal, mort ou vif, l’esprit y est enterré. Le poste le plus dangereux. Un poste fou. La légende dit que les attentats du 11 septembre, la plaie d’Amérique, la fracture du monde, ont été conçus à Korengal. En quelques années, il avait compris, personne ne vient à bout de ce pays, les Russes s’y sont cassé les dents. Les Afghans sont un peuple en perpétuelle guerre. Le climat est une bataille, le paysage une guérilla. Les familles qui acceptent les dédommagements parce que l’un de leur fils a sauté. Ils le savent que les talibans utilisent leurs mômes. Ça n’empêche plus les forces de l’OTAN de tirer parfois.

 

Il a peur. Putain, la peur vissée au ventre à chaque inspiration, cette peur qui devient une part de lui-même, s’incruste dans ses battements de cœur, corps à corps insensé, c’est juste l’idée de la peur qui finit par survivre, il ne la ressent plus vraiment.

 

L’idée de la peur. L’idée de la mort. Il va crever. Pour un pays à la con. Une terre glorieuse. L’Afghanistan est aussi une terre glorieuse. Les mecs ont lutté, ils ont la résistance chevillée au ventre. Seule l’humanité fait cause commune entre nous tous. Les rochers, putain, les rochers vont me rendre fou.

 

Comment toi, ma mère patrie, mon père, ma lignée d’hommes, as-tu pu m’envoyer en enfer, moi, ton propre enfant ? Il entend le sifflement, le choc de la balle qui pénètre dans son corps, le soubresaut de son corps, la douleur de son corps, la chair et le sang et ce sont tous les clairons du monde qui explosent dans sa tête.

 

Un petit garçon court dans les bras de son père qui le serre fort. Ryan lui crie quelque chose. Le sourire fier de Jenny. Il ne sent plus la chaleur. Un petit garçon joue aux cowboys et aux Indiens. Il ne sent plus la peur. Sa mère qui cache ses larmes. Les rochers ont disparu. Ryan devient flou.

 

Du sang, de la chair, ce qu’il y a de plus fragile au milieu de nulle part, beautiful land .

 

Cette nature sèche et hostile, ce qu’il y a de plus rude, no man’s land.

 

De la faucheuse et du métal, ce qu’il y a de plus absurde, glorious land.

Plus de peur

Il a 21 ans.

La cavalerie est arrivée.

 

Découvrez la playlist Pj Harvey Glorious Land avec PJ Harvey

A écouter « Glorious Land » PJ Harvey.

 

Références :

Ce texte est basé sur des témoignages de soldats, principalement « Guerre, être soldat en Afghanistan » de Sebastien Junger (Editions de Fallois),

http://photographie.blog.lemonde.fr/2011/02/18/un-reporter-au-coeur-de-la-guerre-en-afghanistan/

mais aussi

http://pleinsfeux.com/armes-utilisees-soldats-americains-incluent-inscription-versets-bibliques/

http://www.horizons-et-debats.ch/index.php?id=727

http://www.ladepeche.fr/article/2008/09/06/474124-Afghanistan-Temoignage-exclusif-On-etait-seuls-au-monde.html

http://www.lepost.fr/article/2008/08/20/1247767_soldats-tues-en-afghanistan-la-colere-d-un-pere.html

Ce texte s’inscrit dans une série « Les Danaïdes » (les cinquante filles du roi Danaos. Elles accompagnent leur père à Argos quand il fuit ses neveux, les cinquante fils de son frère Égyptos. Après qu’ils aient proposé une réconciliation, elles épousent leurs cousins et les mettent à mort le soir même des noces. Les Danaïdes sont condamnées, aux Enfers, à remplir sans fin un tonneau sans fond.). Je prétends que les humains passent leur vie à remplir sans fin un tonneau sans fond. Je prétends que ni l’argent ni le sexe ne font tourner le monde mais bel et bien le manque d’amour, parfois jusqu’à la déviance…