Muriel Cerf, les mantras charmeurs-du-monde…

17 juin 2012 17 Par Catnatt

 

Muriel Cerf est décédée le 19 mai 2012 dans une quasi indifférence générale. Je viens de l’apprendre.

 

Mon histoire avec elle démarre le 7 octobre 2010 dans la nuit. J’étais passée chez mon bouquiniste préféré quelques heures plus tôt et j’avais acheté des livres au hasard et dans une seule collection : Actes Sud (j’ai une passion pour les éditions Acte Sud). Le soir venu, j’avais commencé à tripoter « Une passion », pavé effrayant, 913 pages écrit petit, format Babel :

 

« J’enclouerai ton ombre et l’empreinte de ton pas. Fini de ton talent, mécréante. J’émousserai les pointes affûtées de sens et tairai les salves crépitantes de ta damnée énergie. Tu perdras ta folie sagace, ta tendresse pour le règne animal, végétal, minéral (tu en inventerais d’autres si je te laissais la bride sur le cou), ta jeunesse pathologique (j’ai ta vie devant moi, le si vieux bougre), ton esprit ricaneur, offensif, tes joutes oratoires avec la mort qui me vexent affreusement car je n’y participe pas (j’ai enfin lu tes livres et je te connais, imprudence autobiographique !), oublie, donc, ta moquerie câline et tes pieds de nez au quotidien, cette faculté d’être à la fois croyante folle de Dieu et iconoclaste… Amour, je guérirai ta folie, ce sera la fin du dialogue avec Dieu et gens faisant suite, et du don que tu Lui dois. Oublie l’écriture, chose phallique, les mots, tes mantras charmeurs-du-monde. Oublie tes chères correspondances entre la mer, la musique, les parfums, et tes recours aux sciences diagonales. Je te veux mon épouse… »

 

Du style… Je ne savais rien de l’histoire – si une passion – mais j’étais saisie par les mots et la manière dont ils étaient enchaînés les uns aux autres. Je cédais à une vieille habitude, savoir à qui j’avais affaire. Quand j’ai écrit à Muriel Cerf, tard dans la nuit, il s’était passé quelques heures :

 

« Née à Belleville, la jeune Muriel est élevée par sa grand-mère. Après des études à l’école du Louvre, elle parcourt le monde sur les traces des hippies : en Asie, Calcutta, le Népal, Bangkok, Singapour, Bali. Découvrant, de passage au Maroc, la trilogie Sexus, Plexus, Nexus, d’Henry Miller, à vingt-deux ans, elle se trouve « acculée à écrire, comme si c’était la seule chose décente à faire, aussi, par rapport aux fleurs, à l’accueil des Berbères et à ce ciel du désert, la nuit, cette beauté à laquelle on doit tout, c’est-à-dire de faire de son mieux ».

 

C’est son périple asiatique qui lui inspire son premier livre, L’Antivoyage, salué par la critique, en 1974, comme une révélation. André Malraux lui écrit alors5 : « Vous possédez un don des dieux, le talent narratif. » Son roman Une Passion, paru en 1981, est un hommage à Belle du Seigneur d’Albert Cohen, l’un de ses maîtres.

Muriel Cerf a publié une trentaine de romans. Elle meurt, le 19 mai 2012, des suites d’un cancer ». (Wikipédia)

 

C’était le début. Je regardais la longue liste de ses romans et le rythme régulier des parutions : un livre tous les ans quasiment sauf depuis le dernier. Nous étions en 2010, le précédent datait de 2006. Quatre années… Que s’était-il passé pour que cette écrivaine qui avait, apparemment, l’écriture chevillée au corps, se taise ? Aujourd’hui, je me dis que c’était peut-être le cancer qui avait interrompu le flot de l’écriture. Mais ce jour-là, je ne le savais pas. Je savais juste qu’il s’était fatalement passé quelque chose.

 

Google m’a fourni une explication très rapidement – était-t-elle la bonne, peu importe, la mécanique était enclenchée – et forcément le sujet m’a interpellé :

 

2006, Ardisson, « tout le monde en parle », la petite silhouette fragile de Muriel Cerf apparaît sur le plateau. Elle ne peut vraisemblablement pas marcher seule. Déjà malade ? Michel Blanc, François de Panafieu l’entourent. C’est encore une très jolie femme. Elle a été une ravissante jeune femme talentueuse et on la devine encore. Muriel Cerf ne connaît personne, Lio s’empresse de la saluer. Ca a l’air sympathique. S’ensuit un échange où l’on devine que Lio est sur les dents. La nervosité plane.

 

Le malaise va devenir rapidement palpable. Ardisson livre une rapide biographie, s’empresse de préciser que Muriel Cerf a témoigné dans un sujet sur les violences conjugales (qu’elle a elle-même subies) et enchaîne avec le dernier livre de l’écrivain : « Bertrand Cantat ou le chant des automates ».

 

Muriel Cerf va se mettre à parler avec ce débit très particulier qu’elle a : bourgeois, précis, intellectuel. Elle explique qu’elle a essayé de comprendre le drame de Vilnius, de faire l’écrivain dans un fait divers, d’être une voyante au milieu de cette histoire. Ardisson la rattrape, la met face à ses contradictions, victime de violence et écrivain prenant la défense d’un assassin (Ainsi en a décidé la justice, ce n’est pas une opinion que j’exprime). Place au syndrome de Stockholm : Ardisson et Lio penchent en faveur de ce processus. Muriel Cerf explique qu’elle fait une différence entre la destruction lente d’un individu par un pervers narcissique et le « crime passionnel » de Cantat (Ca ne veut pas dire nécessairement que je suis d’accord avec elle). Lio reste calme, déroule les blessures de Marie Trintignant et la lente agonie de celle-ci. Lio va être implacable et Muriel Cerf va encaisser en silence.

 

L’ambiance sur le plateau est extrêmement tendue. Et là, Muriel Cerf va exprimer l’inimaginable pour la société : Elle a choisi de rester avec celui qui avait essayé de la tuer, elle a choisi de rester avec celui qui est apte à la détruire. Elle n’est pas la seule. N’en déplaise aux féministes, certaines (certains ?) femmes font le choix posé de rester avec leur bourreau. Il y a, en France, une psy spécialiste des pervers narcissiques qui est capable d’expliquer qu’elle vit avec un de ces manipulateurs. Ce n’est pas une vie dont je voudrais mais le féminisme, c’est aussi respecter ces décisions, aussi absurdes que cela puisse paraître. Muriel Cerf cherche la rédemption, en dépit de tout, pour celui qu’elle aime.

 

L’échange avec Lio monte en puissance. Elle ne va plus laisser Muriel Cerf en placer une. Lio m’agace parce que j’aurais aimé entendre les propos de l’écrivain même si je ne suis pas d’accord. Lio déborde, Lio est en colère. Lio atteint le point Godwin. Nous ne saurons jamais rien ou quasiment rien de la démarche de Muriel Cerf. Lio a tout dévoré.

 

Pourtant, l’écriture a à voir avec la démarche de comprendre. Comprendre ne veut pas dire pardonner.

 

J’ai passé des heures à lire sur Muriel Cerf ; elle avait quelque chose de fascinant. Je crois qu’elle avait fait le choix de la littérature plutôt que la vie, ce qui pourrait expliquer ses décisions. La littérature avec la nécessité impérieuse de la matière. Etait-elle névrosée et pas qu’un peu ? Probablement. Mais qui ne l’est pas ? Il y avait comme une démarche suicidaire – Ardisson a évoqué la jurisprudence Duras et Villemin – dans le fait d’écrire sur Vilnius en essayant de se mettre à la place de Cantat.

 

Toujours est-il que Muriel Cerf n’a plus écrit après cela. Enfin, c’est ce que je constatais à l’époque. Je lui ai donc envoyé un mail :

 

« Bonsoir,

 

En fait, c’est une coïncidence assez étrange qui m’amène à vous contacter. J’ai acheté « Une passion », et je m’apprêtais à le lire quand j’ai voulu un peu voir sur le net ce qui existait à votre propos.

 

De liens en liens, j’ai fini par tomber sur la vidéo avec Lio de « tout le monde en parle ». Je serais assez curieuse de vous rencontrer. Le temps passant, où en êtes-vous par rapport à tout ça ? » (…)


Muriel Cerf m’a répondu dans la nuit. Elle ne devait pas beaucoup dormir. Le deal était le suivant : je lisais « Une passion » et elle acceptait de me répondre. Je devais donc l’interviewer. Je voulais comprendre Muriel Cerf. Je voulais savoir comment elle avait géré la confrontation avec Lio. Je voulais savoir si son opinion par rapport à Cantat avait évolué. Je voulais comprendre le choix d’être restée avec un pervers narcissique. Je voulais savoir si elle était encore avec lui. Pas pour la juger. Juste pour essayer de comprendre ce qui était loin de moi, démarche peut-être semblable à la sienne vis-à-vis de Bertrand Cantat.

 

J’ai commencé « Une passion ». Très rapidement, je me suis rendue compte que chaque phrase était quasiment une œuvre à elle toute seule : impossible de lire dans le métro ou entre deux portes. Le livre demandait une énergie folle, il imposait la nuit, le silence, la concentration. Le temps passait, j’avais toujours ce désir de l’interviewer mais je savais que remplir ma part du contrat me prendrait des jours et des jours. Je lui ai donc envoyé un mail en ce sens :

 

« Bonjour,

 

Je voulais vous tenir au courant. J’en suis à la page 300. Vous avez une écriture dense, comme on n’a plus l’habitude d’en lire. C’est déstabilisant. Ca me prend beaucoup de temps, car je souhaite être concentrée. La lecture dans le métro, la lecture négligente est inappropriée. C’est pourquoi c’est aussi long.

 

J’espère que vous allez bien.

 

Nathalie »


Muriel Cerf l’a très mal pris. Le fait que j’ai dit que son écriture était déstabilisante l’a blessée. Elle m’a écrit qu’elle souhaitait, plus que tout, faire plaisir au lecteur, partager avec lui. J’étais décontenancée, je ne pensais pas causer autant de peine. J’ai présenté des excuses, tentant maladroitement de lui faire comprendre qu’en l’espèce, c’était plus de l’ordre du compliment que du reproche. Nous en sommes restées là, le deal tenait toujours, je crois.

 

Le temps a passé. « Une passion » est resté dans ma liste de bouquins à lire. Il n’y a pas eu un mois qui s’est passé sans que je ne pense à elle. Mais, il était hors de question que je la recontacte sans avoir fini. J’étais coincée. D’un côté, je mourrais d’envie de savoir, de l’autre, ce livre était devenu insurmontable. Il était là, posé, comme un défi, avec les mots de Muriel Cerf qui résonnaient à chaque fois que j’effleurais les pages.

 

Ce matin, j’ai appris grâce à une lectrice des inrocks qu’elle s’était éteinte. Je suis restée sous le choc de ma promesse non tenue, de ma démission et de ma fainéantise. On ne fait pas ça à un écrivain, du moins, à un écrivain qui vit la littérature ainsi. C’est criminel.

 

Il n’est pas question ici de se rouler dans la culpabilité mais j’aurais pu faire mieux que ça. Le monde aurait pu faire mieux que ça vis-à-vis d’elle. Parce qu’on peut ne pas aimer Muriel Cerf, ses livres, ses choix ou ses prises de position mais il y a une chose qu’on ne peut lui enlever : elle remettait un peu de panache, un peu de style, un peu de grandeur dans une littérature française qui se satisfait de Musso ou de Levy.

 

Chère Muriel, je n’aurai jamais les réponses à mes questions mais il est une promesse que je tiendrai : lire votre livre…

 

Le site consacré à Muriel Cerf.

Lien vers la vidéo de « Tout le monde en parle ».

Une vidéo d’Apostrophe sur le livre « Une passion » avec Muriel Cerf.

 

 


Apostrophes – Bernard Pivot : Une Passion 1981 par HoboYet