Les Danaïdes : l’illusionniste

7 juillet 2012 1 Par Catnatt

 

Les grilles s’ouvrent et se referment au rythme du ballet des voitures qui se garent les unes après les autres. Inconsciemment, tout le monde veille à ce que tout cela soit harmonieux et esthétique. Il fait beau, on déjeunera dehors.

 

Le patriarche, Pierre, 70 ans au compteur, trône sur le perron, le sourire satisfait aux lèvres, ses enfants sont tous là. Il y a Marc, le frère aîné, détesté pour son côté fouteur de merde, sa nouvelle femme et ses trois enfants. Il y a Béatrice, la fille cadette, organisée et rationnelle, accompagnée de son mari. Il y a Bénédicte, la troisième, silencieuse et docile, son mec insupportable et ses quatre enfants encore plus insupportables. Il y a enfin Matthias, le petit dernier, la clope au bec, seul évidemment. Leur belle-mère s’agite, faux-cul toujours, tout doit être parfait y compris ses piques. Tout le monde est là, c’est la seule date sur laquelle ils étaient tous d’accord.

 

La tradition de l’apéro est respectée, Marc parle un peu plus fort, assène ses avis sur tout et sur la vie. Son père approuve tant il veut être aimé de cet aîné qui prenait, plus jeune, un malin plaisir à ne pas être d’accord avec lui. Un verre, deux verres. Les enfants se sentent abandonnés par leurs parents alors ils en profitent, crient, courent tant qu’il en est encore temps. Matthias enchaîne cigarette sur cigarette, le nez vissé sur son portable. De temps en temps il éclate de rire. Son père en profite pour le tancer : « Tu vas laisser ton zinzin, oui ! ». Le zinzin, c’est le portable ; ils sont proscrits mais Matthias fait de la résistance. Il regarde son père et lâche : « Le problème c’est que vous êtes extrêmement ennuyeux donc je crois que tu as tout intérêt à me laisser mon portable, sans ça, je devrais m’intéresser à votre conversation ».

 

Le silence est de plomb. Même les enfants sont suspendus, le plus petit se balance, gêné, et le fils de Béatrice se gratte consciencieusement le nez, ne sachant pas comment va tourner la conversation. Sa mère en profite pour rebondir : « allez, ça suffit, vous n’allez pas vous disputer encore. On vient à peine d’arriver ! » On sent bien que tout le monde se tâte, après tout, c’est bien le but des réunions de famille – se foutre sur la gueule ; terrain des comptes à rendre – mais d’un accord tacite, tout le monde reporte les hostilités à plus tard.

 

Il est l’heure de déjeuner, c’est bien là l’essentiel. Tout le monde s’attable, Pierre préside évidemment, la belle-mère lui fait face et tout le monde s’articule autour. On se concentre sur les enfants, qu’ils ont grandi et les études, et les copains, et l’avenir. On prendrait une photo de loin que l’on arriverait à un instantané d’harmonie familiale, le saint graal, la grande illusion. Matthias ricane et s’enfile un autre verre. La belle-mère a soigné le déjeuner, tout est absolument délicieux. Béatrice la complimente, Bénédicte approuve de ses yeux. La cuisinière se rengorge mais elle tombe sur le regard ironique de Matthias. Le plaisir est de courte durée.

 

Le dessert arrive et avec lui le café. C’est un bon moment, ils le savent, ils sourient tous, vite engranger un joli souvenir pour que tout ceci ait un sens. Matthias les laisse, encore cinq minutes de paix, il peut bien leur accorder. Béatrice s’en doute, le regarde en coin mais ne fait rien pour repousser l’inéluctable ou pour le devancer. Elle attend. Il attend le silence qui ne manquera pas d’arriver et qu’il se chargera de remplir.

 

Et le voilà.

 

« Vous savez que nous sommes le 7 juillet aujourd’hui ? Non, vous n’avez pas percuté. Evidemment. Ou si, vous vous en êtes souvenus mais vous avez vite balayé tout ça. Evidemment. Vous êtes tellement prévisibles et il ne faut pas s’encombrer avec les morts…

 

Ca fait vingt-cinq ans que Maman est morte ».

 

Pierre réagit : « Oui, nous le savons, mais quoi encore ? Il faut vraiment qu’on en parle ?! Ca suffit maintenant de ressasser toutes ces vieilles histoires ».

 

« Oui, ce serait bien et pas seulement quand on a des comptes à rendre. Pas seulement quand il s’agit de dire qu’on est comme ceci ou comme cela à cause d’elle. Pas seulement quand il s’agit de se balancer des vieux dossiers à la figure ».

 

« Tu nous emmerdes Matthias ! » cri du cœur de Marc.

 

« Je vous emmerde ? Je me suis levé ce matin et j’avais moi aussi oublié, ou plutôt j’y ai pensé et puis zappé mais je me suis levé ce matin et ça m’est revenu dans la tronche violemment et je me suis mis à pleurer comme si c’était hier alors que putain, ça fait vingt-cinq ans ! Et c’est toujours la même chose, tu tires à peine un bout de fil et c’est toute la pelote qui te pète à la figure ! Je me rappelle que vous m’aviez expédié à des kilomètres de chez moi sans qu’on prenne la peine de m’expliquer pourquoi. Vous m’avez expédié chez des gens que je ne connaissais pas putain ! Elle était malade et je savais qu’elle allait mourir, oh oui, ça je le savais et je me suis laissé faire. Vous voulez savoir ce qui s’est passé ? Les gens chez qui j’étais m’ont appelé en me disant que j’avais un coup de fil. Je me suis assis, j’ai pris ce putain de combiné et j’ai entendu une voix, je crois que c’était toi Marc, ou peut-être toi Papa ou alors Béatrice. J’ai entendu une voix qui m’a dit « Tu peux rentrer ». Et c’était tout. Je sais pas si vous vous rendez compte au juste de la symbolique ? J’avais le droit de rentrer chez moi quand elle serait morte. Non mais c’est dingue, non ?! Et quand j’ai entendu ces mots, je me suis retrouvé plié en deux de douleur, sans larmes et sans cris, juste terrassé par mon ventre. Je n’ai rien dit. Après avec ces gens, on a parlé train, billet, retour. C’était très pragmatique. Il y a eu ces heures de train seul… Il s’est passé quelque chose pendant ce voyage, quelque chose de terrible. Pas de larmes ni de cris, juste un silence noir qui s’est abattu sur moi parce que je n’avais personne avec qui partager cette douleur infinie. Vous étiez tous ensemble et j’étais seul !! Mon Dieu, ces heures de train… Vous lui avez tous parlé ou vous l’avez tous vue et moi, j’étais loin et seul ! J’ai même pas pu lui dire au revoir. Et ça n’a pas changé après. Oh non, ça n’a pas changé. L’enterrement, la colère de Marc parce que je ne me comportais pas comme un fils effondré… Je me suis asséché pendant ce voyage et vous n’avez pas voulu savoir. Non. Personne n’est venu me voir, m’obliger à parler avant que ça ne soit vraiment trop tard, que je me retrouve emmuré vivant dans cette douleur. Il a même fallu que je te console Papa. Et tu me regardais en me disant « mais comment tu fais ? » sans réaliser que ce n’était pas normal que j’arrive à faire justement ! Ca t’arrangeait, tu n’avais pas à gérer la souffrance de ton fils. Cette putain de colère, si vous saviez, cette saloperie de colère que j’ai envers vous… Et pourtant, je comprends. Je comprends que vous avez fait ce que vous avez pu mais vous ne m’avez jamais laissé d’espace pour m’exprimer, en tout cas pas sur ce sujet. Alors je tape ailleurs pour vous faire chier ».

 

Matthias est essoufflé. Bénédicte bredouille un « je suis désolée ». Marc est furieux. Pierre est accablé. Béatrice cherche des mots pour que tout se remette en ordre. La belle-mère est tétanisée. La vie s’est arrêtée.

 

« Maman, Jules il m’a foutu du chocolat sur ma robe ! » pleurniche une petite.

 

Tout le monde s’engouffre dans la brèche. Béatrice bondit pour voir la tache, la belle-mère se précipite dans la cuisine chercher de quoi nettoyer, Marc engueule son fils, Bénédicte agite machinalement une serviette – vite une valse de mouvements pour fermer la fissure avant la remise en question ; le silence des agneaux, le silence des familles – seuls Matthias et son père restent immobiles à se regarder comme si le monde avait cessé d’exister.

 

Plus tard, Bénédicte posera sa main sur l’épaule de son petit frère : « Je ne me doutais pas que c’était à ce point-là, Matthias. Je suis désolée d’être passée à côté ». Il sourira en posant sa main sur la sienne, le regard sur ses pieds :

 

« Ne t’inquiète pas, tu n’y es pour rien. On va pas y passer la journée ».

« Tu veux qu’on en parle ? »

« Non, c’est bon, j’ai dit ce que j’avais à dire ».

 

Bénédicte soupirera en s’éloignant. Matthias se lèvera lentement de sa chaise, donnera une pichenette sur son chapeau pour le remettre de côté, esquissera quelques pas de danse légers et un sourire ironique, écartera ses bras – Astaire du moment, comédien musical de l’instant – en murmurant pour lui tout seul :

 

« C’est ainsi, je reste un illusionniste… »

 

 

 

7 juillet 1987…

Découvrez la playlist Toxic avec Britney Spears

 

Ce texte s’inscrit dans une série « Les Danaïdes » (les cinquante filles du roi Danaos. Elles accompagnent leur père à Argos quand il fuit ses neveux, les cinquante fils de son frère Égyptos. Après qu’ils aient proposé une réconciliation, elles épousent leurs cousins et les mettent à mort le soir même des noces. Les Danaïdes sont condamnées, aux Enfers, à remplir sans fin un tonneau sans fond.). Je prétends que les humains passent leur vie à remplir sans fin un tonneau sans fond. Je prétends que ni l’argent ni le sexe ne font tourner le monde mais bel et bien le manque d’amour, parfois jusqu’à la déviance…