Les Danaïdes : the unforgettable fire

13 juillet 2012 0 Par Catnatt

 

Photographed by Turners.

 

Anna et Raphael s’aimaient d’amour frénétique, ils avaient 30 ans, la vie devant eux, la vie tout court, la vie à deux. Ils s’étaient rencontrés chez des amis et cela avait été quasi instantanément le coup de foudre. Clac ! Je te vois, tu me vois et le monde cesse de tourner en rond, il s’arrête, tourne autour de toi, de moi, de nous ; l’égocentrisme au point fou.

 

Ils formaient un couple harmonieux : elle était petite, brune, nerveuse, genre de mini Anna Mouglalis – elle le savait et en jouait d’ailleurs – et lui était petit aussi, brun, très calme, on aurait pu penser qu’il était eurasien tant ses yeux étaient étirés. Elle aimait les choses esthétiques et elle s’était dit tout de suite que Raphael irait bien avec son cœur, sa robe et son cul. Ils avaient couché ensemble dès le premier soir et ne s’étaient plus quittés. Il aimait les sentiments passionnés et il s’était dit tout de suite qu’Anna irait bien avec son cœur, ses bras et sa queue. Oui, ils s’aimaient et ils aimaient aussi l’image qu’ils renvoyaient d’eux ensemble, comme lorsqu’on représente une entité plus forte à deux plutôt qu’isolés, comme lorsque un rouage s’imbrique dans un autre et que la machine se met à tourner : clac, clac.

 

Anna avoua tout : elle était maladivement jalouse, elle fouillait, elle ne supportait pas l’existence de filles avant elle. Elle aurait voulu que Raphael soit vierge de tout : vierge de sentiments, vierge de caresses, vierge de partages. Il ne pouvait en être ainsi, ça la désolait et elle pleurait parfois dans ses bras à l’idée que son cœur avait battu avant elle. Les quelques fois où il était sorti sans elle, cela avait tourné à la catastrophe : elle l’avait appelé 36 fois chez son pote, persuadée qu’il était fatalement avec une ex. Au début, il avait pris les appels mais très vite, l’exaspération de son hôte de plus en plus visible, il avait refusé de les prendre. Il mourrait d’envie de le faire mais ses amis le regardaient : les mots « frappadingue », « hystérique », « complètement cinglée » avaient fait leur apparition dans la conversation. Raphael fut lâche ; il rigola nerveusement mais au fond de lui, il ne pouvait s’empêcher d’aimer qu’Anna l’adore à ce point-là. Mais ça… allez le faire comprendre à des jeunes cons de 30 ans. Le téléphone sonnait dans le vide. Il savait qu’elle devait être au désespoir, ça le rendait malade mais son visage n’en montrait rien. Le téléphone continuait de résonner et finalement son pote se leva et souleva le combiné. Il regarda Raphael, guettant peut-être un signe et raccrocha brutalement le combiné. Clac.

 

Raphael avoua tout : il n’avait jamais été aimé suffisamment à son goût, il avait été trompé et en avait beaucoup souffert. Il s’était toujours lié avec des filles extravagantes qui aimaient plus que tout leur liberté. Elles l’avaient fait tourner en bourrique, jeune homme beaucoup trop sensible pour l’époque. C’est comme ça que peu à peu Anna osa se confier comme si Raphael en se livrant avait ouvert la porte aux névroses de celle qu’il aimait. Avant, elle n’aurait jamais osé dire ce dont elle était capable mais Raphael devait être l’homme de sa vie puisqu’il écoutait tout cela. Il la sermonnait en lui caressant les cheveux, lui disait qu’il l’aimait comme il était impossible de le faire et il avait les yeux convaincus en lui murmurant tout cela. Elle se réfugiait dans ses bras mais il ne voulait pas qu’elle se cache d’être ce qu’elle était, la redressait presque de force, la regardait droit dans les yeux et lui disait presque avec rage : « j’ai oublié les femmes d’avant » et il accompagnait ses propos d’un claquement de doigt comme s’il avait fait disparaître par magie les amours d’antan et comme si il avait voulu réveiller Anna d’un mauvais rêve. Clac.

 

Anna et Raphael respectèrent les délais, restant chacun chez soi pendant une année et au bout de ce laps de temps se décidèrent à aménager ensemble. Les préavis étant ce qu’ils sont et Anna beaucoup moins organisée, c’est lui qui amena ses cartons en premier. Ils s’étaient trouvés un petit T2 adorable au 2ème étage d’un immeuble de taille moyenne au cœur du centre-ville. Il y avait du parquet et une cheminée, un tout petit balcon et une vraie cuisine à part. Les toilettes étaient aussi à part et ça, c’était formidable. Ils s’embrassèrent dans chaque pièce comme pour les baptiser et Raphael fit même tournoyer Anna dans ses bras pour fêter ça, photo mentale que l’on n’oublie jamais. Elle était folle de bonheur et Raphael se disait en la regardant que si c’était ça sa vie, il signerait encore et encore. Pourtant, il restait une dernière chose à faire ou plutôt deux : aller chercher ses affaires de mômes chez sa mère et des affaires oubliées dans la cave de son ancien appartement. Il ne vit pas le regard d’Anna tiquer sur la deuxième partie de la phrase. Il proposa pour ne pas la laisser trop longtemps seule d’aller récupérer les affaires oubliées en premier, de revenir les déposer et de repartir chez sa mère. Cela sembla convenir à Anna.

 

Quand il revint, elle avait installé la télévision par terre et les images des derniers essais nucléaires français passaient en boucle à la télé. Les journalistes retraçaient l’histoire du nucléaire, diffusaient les simulations impressionnantes ; c’était quand même quelque chose : effrayant et fascinant. Nous étions en 1996. Raphael déposa les cartons de sa cave, fit l’amour à Anna et se décida, à regrets, à retourner chez sa mère. Il se leva péniblement, enfila son jean ; Anna s’était endormie. Il fit le moins de bruit possible, ouvrit la porte de l’appartement, jeta un dernier coup d’œil et quitta les lieux. Clac.

 

Elle rouvrit les yeux instantanément. Elle sauta du lit et dans son jean, elle aussi. Elle s’alluma une clope et se promena autour des six cartons surgis du passé. Elle était sûre qu’elle allait trouver quelque chose que Raphael ne lui avait pas dit. Elle, elle s’était débarrassée de tout, il ne restait rien du temps où il n’était pas là. Elle prenait son temps pour imaginer quelle forme tout cela allait prendre. Elle prit une inspiration et choisit un carton au hasard. Elle sortit tout son contenu et l’étala minutieusement sur le parquet ; elle tournait autour comme un aigle sur sa proie et elle mit moins de dix secondes pour repérer ce qu’elle cherchait : une lettre. Dans celle-ci, elle apprit que Raphael avait passionnément aimé une certaine Sophie, qu’il serait mort pour elle, que, certes, il n’avait que quatorze ans mais qu’il savait au plus profond de son cœur qu’il n’aimerait plus jamais ainsi. Les mots étaient maladroits, l’orthographe aléatoire mais la lettre brûlait les doigts d’Anna tant la fièvre y était toute emprisonnée, prisonnière de ces cinq paragraphes à jamais. La lettre s’échappa de ses mains.

 

Un feu inoubliable… Le gigantesque champignon n’en finissait pas d’exploser à la télé. Tout fut clair dans la tête d’Anna, il n’y avait qu’un moyen pour que son histoire avec Raphael survive. Elle enfila ses baskets et un blouson. Elle rassembla les cartons de la cave tous ensemble au centre de la pièce, installa sur eux quelques journaux, prit ses clopes et ses allumettes. Elle ramassa la lettre, la tint entre ses doigts, craqua une allumette – clac – et y mis le feu tout en prenant soin de la déposer sur les cartons. Elle fit le moins de bruit possible, ouvrit la porte de l’appartement, jeta un dernier coup d’œil et quitta les lieux.

 

Lorsque Raphael gara sa voiture à proximité de l’appartement quelques heures plus tard, il fut surpris d’autant de remue-ménage : pompiers, voisins en peignoir et badauds curieux. Il chercha à comprendre et quand il réalisa que c’était son immeuble qui était en proie aux flammes, il se mit à courir. Anna ! Où était Anna ?!

 

A aucun moment, il ne s’était dit qu’elle était dans l’immeuble en train de brûler ; il ne releva pas. Il finit par la trouver en train de fumer des cigarettes, observant le bal des interventions pour tenter de stopper la catastrophe. Il arriva, essoufflé, auprès d’elle. Elle semblait étrangement calme et soudain, il comprit. Raphael regarda Anna, effaré. Il fallait qu’il fume, lui aussi, la panique allait le gagner. Il était en colère après elle mais il ne devait rien laisser paraître ; pour l’instant, il ne savait pas ce qu’il allait faire. Elle se décida à le regarder.

 

« Putain, Anna ! Mais qu’est ce que t’as fait ! Bon Dieu, mais qu’est ce qui t’est passé par la tête ! Il disait ça ivre de rage mais en murmurant pour que personne ne l’entende. Tu te rends compte ?! Mais tu réalises ce que tu as fait : l’appartement, les voisins, toutes mes affaires ! Putain, toutes mes affaires ! T’es en train de me pousser dans mes retranchements, Anna, tu vas trop loin ! Tu es allée trop loin, cette fois-ci ! » Il la secouait un peu dans sa colère.

 

Anna semblait sincèrement étonnée de la réaction de Raphael. C’était impossible de passer à côté de la signification de son geste, ce nouveau départ qu’elle leur avait offert à tous les deux. Pourquoi s’attardait-il sur des détails ?

 

« Mais tu comprends rien ou quoi ?! Je voulais voir si tu m’aimais vraiment, c’est tout ».

 

Raphael cessa de la bousculer, laissant ses bras retomber, bordel quel merdier, c’était ingérable. Il la regardait désemparé. C’est à ce moment-là, qu’un inspecteur de police s’avança vers eux.

 

Raphael avait encore trente secondes pour décider de son destin : ou il abandonnait Anna à son sort ou il était lié à jamais à elle, son silence comme le plus lourd des serments. Anna le regardait intensément, elle savait pertinemment, selon sa propre grille de lecture des évènements, que sa décision lui prouverait ou non l’amour qu’il lui portait. Jusqu’où était-t-il capable d’aller ? C’était ça la question qu’elle lui posait. Il regarda l’immeuble en flammes.

 

« Monsieur ?»

 

 

 


U2 – The unforgettable fire par Shakki

 

 

Ce texte s’inscrit dans une série « Les Danaïdes » (les cinquante filles du roi Danaos. Elles accompagnent leur père à Argos quand il fuit ses neveux, les cinquante fils de son frère Égyptos. Après qu’ils aient proposé une réconciliation, elles épousent leurs cousins et les mettent à mort le soir même des noces. Les Danaïdes sont condamnées, aux Enfers, à remplir sans fin un tonneau sans fond.). Je prétends que les humains passent leur vie à remplir sans fin un tonneau sans fond. Je prétends que ni l’argent ni le sexe ne font tourner le monde mais bel et bien le manque d’amour, parfois jusqu’à la déviance…