Il était trop tôt pour ma défaite.

19 novembre 2013 3 Par Catnatt

Je lance innocemment le nouvel album d’Etienne Daho « Les Chansons de l’Innocence Retrouvée ». Avec le temps, je me suis vraiment attachée à Etienne, je me permets même de le nommer par ce seul prénom, il m’accompagne plus sûrement que certains potes. J’ai grandi avec lui comme on dit. Je n’ai pas aimé du tout le titre La Peau Dure single de sortie d’album et j’étais plutôt sceptique.

Et soudain L‘Homme Qui Marche.

Il est 15h je crois, 15h en 2013, je suis au bureau, la chanson m’attrape le cœur, ne le lâche plus et je suis directement expédiée en juillet 1988 : j’ai 17 ans, je suis à St Tropez avec quatre copines. La bande-son de nos vacances sera La Notte La Notte sortie en 1983 ou ce fut seulement la mienne, mes souvenirs me trahissent. Ça fait un an que ma mère est morte et mon père, à bout de solutions j’imagine, espérait me faire sortir de mon « état » en autorisant mes premières vacances seule, loin, au pays de la branchouille. J’écouterai Le Grand Sommeil en boucle, mes amies penseront que je regrette un mec. Je ne réalise même pas à ce moment-là que cette chanson parle de suicide, je saurai juste que pendant cet été-là, Le Grand Sommeil me laissera au bord de l’asphyxie sans qu’à aucun moment je ne le laisse transparaître ; ce n’est pas que je me mets à pleurer à l’intérieur, c’est juste que j’ai le sentiment très vif d’être entre deux, entre deux mondes, entre vie et mort, entre absence et présence et celle qui me manque, c’est ma mère. J’écoute Le Grand Sommeil en boucle, mon cerveau ne comprend même pas vraiment les paroles, c’est le cœur qui écoute ; j’ai tellement fermé la porte qu’il n’y a plus que lui qui fonctionne.

Après il y aura des évènements, des vies différentes : Les Heures Hindoues qui défilent dans mon studio parisien, Les Voyages Immobiles de boîte de nuit en silence, de mecs en solitude, Soudain et le coup de foudre dans les rues de Bordeaux, If et la sortie de secours et le retour fracassant à Paris et puis… 2013.

Il est 15h, je crois, je suis au bureau et mon monde est en marche. Le même phénomène se produit, je ne suis même pas sûre de vraiment comprendre les paroles, c’est le cœur qui comprend. J’attrape des mots au vol.

Et je réalise.

Est-ce qu’il vous arrive à vous aussi d’être au monde, là, bel et bien là et soudain de vous faire attraper par le col brutalement ramené à l’essence même de ce qui vous définit ? Etranglé, vous réalisez que vous vous faites toujours rattraper ?

Je ne connais pas les intentions d’Etienne, si lui aussi a fait le pont entre La Notte La Notte et Le Grand Sommeil, Les Chansons De l’Innocence Retrouvée et L’Homme Qui Marche – du retrait et de l’absence au mouvement et la présence, une vie –  mais me voilà chancelante, vingt-six ans dans la gueule et le déséquilibre, le précipice. Je reconnais les symptômes, la température du corps qui descend, le froid, la tension qui s’empare de moi, une espèce de transe.

Il est 19h et j’écris et je suis glacée et  les clopes s’enchaînent et je monte en pression.

Quand j’écris, j’arrête le temps…
Qui réussira à décrire l’ébullition, le gel, le charnel et l’emprise ?

J’avais écrit il y a peu un texte, je me demandais quelle serait ma nouvelle quête ; j’avais le sentiment d’avoir bouclé toute la problématique maternelle. C’était simple, j’avais cessé quand je pleurais de réclamer ma mère. Je ne l’ai apparemment jamais dit à personne pendant des années puisqu’une de mes proches est tombée de sa chaise quand je l’ai glissé au détour d’une conversation, mais dès que j’étais touchée, mon premier réflexe c’était d’appeler ma mère à la rescousse : elle était le recours. Le seul recours.

Et je réalise aujourd’hui que j’ai passé des années à espérer que ma mère revienne ou que je la rejoigne. Mes envies de suicide régulières et réconfortantes m’ont accompagnées plus sûrement que ma famille. Quand ma mère est morte, j’étais sincèrement persuadée que le temps s’arrêterait, c’est ridicule, n’est-ce pas ? J’étais sincèrement persuadée qu’il allait se passer quelque chose, la vie ne pouvait pas, non, non, non continuer tranquillement. C’était ça qui était dingue, ce n’était pas moi qui débloquais, c’était le monde qui était devenu fou.

Un an près, j’avais définitivement compris que la vie continuerait, implacable et qu’au fond personne ne veut revenir dessus ; personne ne veut entendre un être réclamer l’arrêt de la course du temps. Alors j’ai mené mon combat seule : je serai celle – une gosse assise sur un banc attendant que sa mère revienne la chercher – je serai celle qui ne s’avouerait jamais vaincue ; ou elle reviendrait ou je la rejoindrai. Je l’attendrai.

« Je t’ai attendu dans ce rade triste, il était trop tôt pour ma défaite ».

Est-ce qu’Etienne recherche l’adolescent qu’il fut ? Je me regarde dans la glace, « l’enfant du roi fou », moi qui ai fait de la mort de celle qui fut l’important, l’essentiel, un fond de commerce quelque part ; ce qui m’a définie plus sûrement que mon acte de naissance.

Où est passée « l’ado sombre » ?

Qui suis-je si je m’avoue vaincue ?

Si je cesse d’attendre ?

Attendre l’absente et ses incarnations : en définitive je n’aime que les absents, je les attends.

Mais j’ai continué à marcher quoi que j’en dise, il est temps pour ma défaite. Totale et sans ambiguïté.

J’ai renoncé au bout de vingt-six ans. « Les photos d’un ado sombre, accrochées au mur, devant lui, est-ce moi ? Est-ce lui ? » Je me regarde dans la glace. Est-ce moi ? Ou est-ce elle ? L’ado brisée en deux. Suis-je capable de renoncer à elle ? Est-ce que je retiens son fantôme, perdue que je suis sans elle ?

« Comme le héros d’un livre qui ne souffrirait plus du froid, l’homme qui marche devant moi… Est-ce moi ? ».

C’est bel et bien moi, je n’en souffre plus ou si peu, moi qui ai certainement entretenu cette douleur si particulière pour maintenir le lien, l’illusion de la victoire. Ou est-ce une illusion envoyée au monde, un avatar avant l’heure ? Est-ce que j’écris un roman depuis que ma vie s’est arrêtée à seize ans ? « Comme le héros d’un livre qui ne sourirait plus qu’une fois, l’homme qui marche devant moi… Est-ce moi ? »

Ce soir la gamine regarde la femme qui marche, celle juste devant, celle qui se retourne et les deux se font face. Qui continuera de marcher ? Qui continuera d’écrire la fiction ? Cette distance entre elles, cette distance parcourue entre Le Grand Sommeil et L’homme Qui Marche, cette distance apparente, cette distance abolie ; cette distance fictive ?

« Je t’ai attendu dans ce rade triste, il était trop tôt pour ma défaite ».

Si je ne suis plus cette gamine définie entièrement par le décès de sa mère, qui suis-je ? J’étais vaincue lorsqu’elle a cessé d’être le recours. Que vais-je faire de la trahison d’un pacte fou signé avec mon diable ? Est-ce que l’on passe tous des pactes dingues en secret qu’on ne s’avoue pas ? Des pactes de gosses perdus ? Est-ce qu’il ne s’agit que de ça en vérité ? Peut-on rester aveugle et sourd à son propre champ de bataille, sa propre guerre ? Toute sa vie jusqu’à ce qu’on en crève ?

Cette prise de conscience en pleine gueule, à travers d’une chanson – ça marche quasiment toujours comme ça avec moi – que vais-je en faire ? Suis-je toujours vraiment là ? Ou est-ce que j’ai été dévorée toute crue un 7 juillet 1987 ? Mon âme – « tous mes mystères » – s’est pleinement dessinée à ce moment-là, elle n’a quasiment pas changé, elle s’est juste chargée d’humanité. Aucune chute ne m’est vraiment inconnue, je renifle la souffrance cachée, je devine les errances et les combats parce qu’un jour j’ai défié le cours du temps ; parce qu’un jour j’ai défié la mort , parce qu’un jour j’ai défié la vie.

Parce que j’ai été insensée.

Si Etienne parle de chansons De L’Innocence Retrouvée, vais-je retrouver un peu la mienne ? Et être L’Homme Qui Marche léger, délesté et… libre ? L’enfant se promettant l’impossible, l’adulte le porte, valise légère ou fardeau jusqu’au jour où il accepte d’être vaincu – le temps de la défaite – sans que l’on sache vraiment qui des deux git sur le bas-côté…
et commencer à mener sa propre vie ?

« Il était trop tôt pour ma défaite ».

Merci Etienne…

(Pour être tout à fait honnête, les paroles citées, je ne suis même pas sûre que ça soit vraiment les bonnes, c’est ce que j’entends…)