Le soulagement

8 mars 2014 5 Par Catnatt

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(Tout va bien, ne vous en faites pas.)

 

Mon fils Baptiste est né avec un seul rein. Il en avait bien deux au départ, mais le gauche s’est atrophié au fur et à mesure de la grossesse. On vit très bien avec un seul rein, c’est une pathologie non handicapante. Encore faut-il s’en occuper…

 

J’ai été vigilante sur ce sujet, mais sérieuse non. Baptiste a été très suivi au début et puis nous sommes arrivés à Paris ; je gagnais 1500 euros bruts et je n’avais plus de mutuelle. Je n’essaye pas de me justifier, mais voilà pendant un temps, le temps où son père le prenait encore en vacances, je lui ai confié la gestion des examens rénaux de mon fils puisque le grand-père était chirurgien et avait des connexions dans « le milieu ». Mais je n’ai jamais eu aucune copie d’examen. Ils me disaient juste que tout allait bien, que cela évoluait normalement. Je les ai toujours soupçonnés de me mentir, cependant je me disais aussi qu’il était impossible qu’ils mentent, qu’ils n’étaient pas capables de ça, qu’IL n’était pas capable d’aller jusque-là. Je me suis enfermée dans la lâcheté finalement, c’était au-dessus de mes forces de gérer ça en plus. Alors, je me suis bornée à être vigilante et à amener Bapt à l’hopital dès qu’il avait une fièvre spectaculaire et qui ne baissait pas.

 

Le temps a passé… Le père de Baptiste ne l’a plus pris et je suis rentrée dans le cercle infernal de la culpabilité qui succède à la peur qui succède la culpabilité qui succède à la peur. Il n’y a pas un soir où je ne me suis pas couchée en me disant « Tu déconnes, tu déconnes à plein tube, demain tu t’occupes de ça » ; et le lendemain je me chargeais soigneusement d’oublier. Plus le temps passait, plus j’étais terrorisée. Fatalement, le jour où je me déciderai, le ciel allait me tomber sur la tête, je voyais déjà le regard accusateur des médecins, surtout le regard de mon fils : « Mais Madame comment avez-vous pu être négligente à ce point-là ! Vous avez mis en danger la vie de votre fils ! », « Maman, pourquoi ? Pourquoi tu ne t’es pas occupé de moi ? ». Je pouvais en rester paralysée, n’osant même pas pleurer parce que pleurer c’était déjà se dédouaner.

 

Quand on a su pour Baptiste, j’ai dû gérer ça toute seule. Il est passé par une batterie d’examens, en particulier un dont je ne me rappelle même plus le nom. Je me vois encore derrière une porte de l’hopital, une main posée dessus. Mon fils a une semaine, peut-être plus, je ne me souviens pas, il est attaché à un lit et ça fait une heure et demi qu’il hurle à la mort. Je ne peux rien faire et j’en suis malade. On lui a injecté un produit qui trace le parcours de l’urine et il faut le suivre jusqu’au bout. A Paris, quand on me suggèrera de recommencer, je vais opposer un refus catégorique tant que cela ne deviendra pas franchement nécessaire mais est-ce que je protège mon fils ou moi ?

 

Moi qui suis, la plupart du temps, considérée comme une fille formidable, une mère célibataire absolument formidable, je me trimballe année après année cette espèce de secret dégueulasse : je ne fais pas ce qu’il faut pour mon fils. J’y pense tous les jours, mais rien à faire, rien ne me décide à franchir le pas, même quand au bout de six ans, je vais enfin avoir les moyens d’avoir une mutuelle. Et encore l’argent est devenu un faux prétexte, faut pas se raconter d’histoires. Dès que nous allons à l’hopital pour des trucs à la con, cette absence de rein devient primordiale, poussant les médecins à chercher midi à quatorze heures : une salmonelle ou une infection rénale pour une angine par exemple.

 

Mais je commence à en parler. Comme d’habitude, la mise en mots est un déclencheur. Parler de ce secret dégueulasse, c’est déjà s’obliger à commencer à affronter ce qui est devenu un monstre posé près de moi. Virginie me propose de m’accompagner, de rentrer dans la salle à ma place. Je ne sais même pas pourquoi j’en parle un jour à Laurent. Il me pousse à y aller, je ne sais pas, il trouve peut-être sans le vouloir les bons mots, lui qui a perdu un fils. Peut-être que c’est parce qu’il a vécu ça que cela a un impact sur moi. Mais toujours est-il qu’à partir de ce moment-là, je note chaque jour dans mon cahier « rendez-vous généraliste, ordonnances rein Bapt ». Je négocie avec quelques temps et puis cette semaine, je me fous un grand coup de pied au cul et je fais : généraliste, prise de rendez-vous, analyse de sang et d’urine. On a rendez-vous le vendredi pour l’échographie. Je passe la semaine sous tension.

 

La journée est un cauchemar. J’en suis sûre, à 17h30 ma vie va s’écrouler. Tout va trop bien en ce moment, je vais payer. J’ai cette superstition infernale qu’on passe toujours à la caisse, que tout n’est qu’équilibre et que lorsque tout va bien, on va t’apporter l’addition tôt ou tard. La vie m’a appris trop souvent que parfois, on a à peine le temps de se retourner qu’on a basculé dans une ère de chaos, de larmes et de pertes. Clémence me rassure comme elle peut pendant que je pleurniche sur son épaule. Adriana me calme, Isabelle qui s’y connait m’égrène toutes les raisons pour lesquelles ça va forcément bien, Virginie me propose de venir, mais non, tout ça c’est de ma faute et je vais me le bouffer toute seule, ça n’est que justice. Je dois faire ça toute seule. A 16h, je me décide à rentrer, je suis totalement incapable de travailler de toute manière, je lance un tweet « Tiens, twitter, sans poser de questions fais-moi plaisir, dis-moi que tout ira bien s’il te plait ». Pendant tout le trajet, je sens mon téléphone vibrer régulièrement et un « tout va bien se passer » apparaît. Un leitmotiv rassurant venant de parfaits inconnus qui ne savent pas quelle mère en dessous de tout je peux être. Je m’accroche à ces petits mots dérisoires comme une bête affolée car qu’est-ce que je vais pouvoir dire à mon fils si par ma faute, sa vie bascule ?

 

Je le rejoins, je lui pose 250 fois la même question, je suis en panique et j’essaye de le cacher comme je peux. Pendant le trajet, mon fils bavarde, souriant, près de moi, je lui réponds machinalement, ça fait une heure ou deux que les mêmes phrases tournent en boucle: statistiques, preuves que ça va, probabilités que ça n’aille pas, pourquoi après une heure il n’a toujours pas envie de faire pipi avec son litre de flotte, c’est pas normal, si ça n’allait pas, il aurait de la fièvre je l’aurais vu, mais ça se trouve, le rein est complètement abîmé et on va lui enlever, mais je m’en serais aperçue non, statistiques à nouveau, probabilités, souvenirs d’examen, cercle vicieux, je tourne en boucle les mêmes phrases, il va mourir, cette peur viscérale que mon fils disparaisse de la surface de la terre revient ; dans mon cerveau malade ma fille ne peut pas mourir, mon fils si, cette idée me poursuit depuis qu’il est né et peut-être que cette lâcheté abyssale sur ses examens est liée à ça : cette terreur de le perdre. Peut-être que si on ne sait pas, il ne va rien arriver… Nous attendons dans la salle d’attente, il fait 24°, ça fait trois quarts d’heure qu’on est là et je finis par être complètement épuisée. On pourrait m’annoncer qu’il a un cancer du rein que je resterai amorphe.

 

L’examen commence, l’échographe a l’air d’être complètement cinglée, elle « compare » mon fils à son chien, Baptiste est détendu. Il rit. Je me dis que si ça n’allait pas, elle le verrait. Baptiste est chatouilleux, elle lui demande de se laisser faire et soudain, je me prends le truc en pleine tronche, soudain me revient le souvenir du peu d’échographies qu’il a faites en ma présence et que j’avais complètement oublié : il fallait deux hommes à chaque fois pour arriver à bloquer mon petit garçon. Il devenait fou à chaque fois, se débattait comme si sa vie en dépendait, comme si le tout premier examen l’avait marqué au fer rouge. Là, il se laisse faire, il a oublié. Est-ce que ma lâcheté a permis ça ?

 

Mais tout va bien. Elle ne trouve rien. Je lui demande formellement, elle me dit que tout va bien. J’enchaîne avec le résultat des analyses, il faut que je retourne voir le médecin mais ça va. Baptiste a dû faire l’éponge avec ma panique, mon stress, mes angoisses parce qu’à 22h30, on dort comme des bêtes crevées tous les deux. Ma fille me réveille pour savoir si elle doit bouger son frère et l’envoyer dans son lit, mais non, laisse-le près de moi. Le soulagement me terrasse. Il ne reste rien dans ma vie qui ne soit pas géré, enfin, j’ai tout fait, tout affronté. Je fais partie à nouveau du club très fermé des mères responsables même si ça n’effacera jamais cette tache indélébile : quelque part, j’ai joué à la roulette russe avec la vie de mon fils.

 

Tout ça pour dire quoi, car finalement vous vous en foutez de mes salades internes ?

 

Être parent à tout avoir avec quelque chose de monstrueux.

 

Rust Cohle :

 

« A l’époque, je dormais et restais éveillé pensant à des femmes, ma fille… Ma femme…C’est comme un truc qui n’attend que vous, une balle ou un clou sur la route (…) Vous avez l’orgueil qu’il faut pour arracher une âme du vide absolu (de la non-existence) et d’en faire un être de chair (de la viande), de forcer une vie (à apparaître) dans cette machine à broyer et quant à ma fille, elle m’a épargné le pêché d’être un père »

 

Je n’aurais pas dû regarder « True Detective » pendant cette période émotionnellement instable. Je suis fascinée par Rust Cohle et je trouve qu’il a souvent raison, lui le pessimiste, le cartésien, lui qui est à l’opposé de moi, moi qui ai la foi chevillée au coeur, manière de me sauver de ce marasme. Est-ce que j’aurais fini par tenir les discours qu’il tient si je ne m’étais pas laissée aller à la croyance que tout a un sens ?

 

Mais oui, sur ce coup-là, il a raison. La parentalité est une des plus grandes sources de joie c’est certain, mais c’est une expérience extrême et je comprends pourquoi on décide de ne pas en avoir. Être parent c’est à la fois vivre l’inhumain et l’hyprahumain. L’inhumain parce que l’on tente d’être au delà de soi, parce que l’on a pris une responsabilité monstrueuse, que l’on ne sera jamais vraiment à la hauteur du job, il est strictement impossible d’être un parent parfait et on ne désire que ça, oui, on a ce désir fou de réussite, mais on sème jour après jour les graines de ce qui deviendra des noeuds psychologiques, des blocages émotionnels, des choses à régler comme on dit. Et l’hyprahumain parce que si on est un tant soit peut normalement constitué, on sait que l’on passe son temps en fait à faillir, que tout cela n’est qu’une improvisation dont on ne maîtrise absolument pas les conséquences, qu’il n’y a pas de répétition, c’est la générale en permanence, pas de retour en arrière possible, que cette réussite espérée s’avère n’être  qu’une longue chute et que l’on peut juste amortir l’arrivée. Mettre au monde, c’est mettre à mort. C’est l’orgueil le plus dingue et l’apprentissage de l’humilité absolue. Et quand on y réfléchit bien, il faut être sérieusement frappa-dingue pour se lancer là-dedans. C’est présumer de ses forces et s’exposer à la Fragilité. Mais qu’y a-t-il de plus beau que cet acte finalement assez désespéré, utile pour l’espèce et écrasant pour l’individu ? Peut-être que c’est aussi pour ça que ça rend si heureux ? Ce qu’il y a de plus fragile provisoirement préservé ? Ce défi.

 

Avoir un enfant, c’est se prendre pour Dieu l’espace d’un instant, quelques secondes à peine et l’éternité devant soi pour se sentir comme une larve au bord d’être écrasée par une chaussure.

 

Je me suis sentie comme une larve hier, prête à être broyée. Ce ne sera ni la première ni la dernière fois, mais j’ose espérer que la prochaine, ce ne sera pas entièrement de ma faute… Je voulais mettre ça sur la table ; comme tout le reste…