Le cas Eduard Einstein de Laurent Seksik
“Le cas Eduard Einstein” : la folie
« Il n’est nulle question de nature. Il est question de courage. Il a eu tous les courages. Braver la Gestapo, soutenir, un des premiers, la cause des Noirs, aider à la création de l’Etat juif, braver le FBI, ne pas baisser l’échine, ne jamais renoncer, écrire à Roosevelt pour construire la bombe contre l’Allemagne et écrire à Roosevelt pour arrêter la bombe destinée au Japon. Soutenir les juifs opprimés par le Reich. Pétitionner. Être en première ligne. Mais aller voir son fils est au-dessus de ses forces. Il a trouvé ses limites. Seul l’univers ne connaît pas de limites ».
Les membres de la secte de « La conjuration » n’ont plus de limites, ils sont l’univers : ils ont déserté l’émotionnel, ils sont dans l’observation pure. Peut-être qu’Eduard Einstein aurait été plus heureux avec eux, au lieu de ça il a passé trente années en institution psychiatrique. Quant à son père Albert, il est juste entre les deux : il a repoussé les limites de la connaissance, mais j’imagine qu’il ne s’est pas passé un jour sans qu’il ne pense à son fils qu’il ne pouvait aider, selon lui. L’impuissance…
Je corne les coins des pages lorsque je lis une formulation de l’auteur qui m’interpelle. J’ai dû corner la moitié des pages de ce livre « Le cas d’Eduard Instein ». Merveilleusement bien écrit, une histoire fascinante, l’Histoire avec un grand H et l’imaginaire d’un écrivain pour combler les parts manquantes, c’est un livre à part dans cette rentrée littéraire. Si les faits sont réels, Laurent Seksik s’est autorisé la part de romance et c’est bien pour cela que cela fonctionne. Comment s’appuyer uniquement sur les faits quand on fait face à la folie ? On peut lui en faire reproche mais reste qu’il a quand même fait un considérable travail de recherche. Qui connaissait cette histoire ?
« Je suis aussi célèbre que mon père. Le E de l’équation, c’est le E d’Eduard. Eduard = mc2 »
Seul quelqu’un décidé à en faire un roman peut s’autoriser à écrire ça, chose qu’Eduard n’a jamais écrite. Les seules traces que l’on trouve à son sujet sont son dossier psychiatrique, une correspondance, un article et un poème de lui.
Que faire de la folie, surtout en famille ? Fuir ?
Lorsque Albert Einstein révolutionne notre perception de l’univers, il ne se doute pas qu’il se heurtera de plein fouet à des limites au sein de sa propre famille. Son fils est schizophrène. « Un haut degré change des gens raisonnables en fous qui déraisonnent ». Kant.
Laurent Seksik rend Eduard perceptible, ses délires liés à sa pathologie, ses souffrances et ses désirs, entre haine du père, soupçon de l’absente Lieserl et lucidité ravageuse. Lieserl, la petite fille, l’aînée décédée dont on apprendra l’existence des années après parce qu’Albert Einstein et sa femme avaient fait serment de ne jamais en parler ; Eduard le devine mais ses parents le laissent seul face à ça. Le poids du secret… Albert Einstein retrouve son humanité, lui qui devient une formule mathématique, le temps passant (Est-il cité dans « La conjuration » ?). On entrevoit qui fut Mileva, la mère et l’ex-femme, brillante jeune femme, boîteuse, première serbe à accéder à une université scientifique, première femme à accéder à l’école royale d’Agram, première en beaucoup de choses hélas devenue une ombre. Partout la folie projette son ombre, c’est un livre d’ombres et c’est bouleversant.
Si « Les fuyants » conte la névrose ordinaire, on peut dire que dans « La conjuration », malgré le côté très cartésien, très méthodique, le narrateur a complètement perdu pied. Sa folie est peut-être devenue invisible aux yeux du monde grâce à son mode de fonctionnement, mais elle existe aux miens. C’est de la folie furieuse. « Le cas Eduard Einstein » nous raconte la folie enfermée, celle juste à côté de nous, logée dans ces institutions qui nous restent toujours obscures. Avez-vous déjà visité l’une d’entre elles ? Même celles pour les riches – jardins bien entretenus, patients souriant, demeures de maître, personnel souriant – sont proprement terrifiantes. Albert Einstein a rendu visite deux fois à son fils en vingt-cinq ans. Deux fois. Il n’aurait de toute façon pas pu l’emmener avec lui aux Etats-Unis étant donné que ce pays refusait l’immigration des malades mentaux et à cette époque ne faisait rentrer que les juifs approuvés par les nazis… Certains rappels historiques concernant l’attitude des américains vis à vis d’Einstein sont saisissants, je n’en connaissais pas la moitié. J’étais moins surprise côté nazi.
Mais malgré un contexte historique fort, cela reste un roman de l’imagination. Einstein a fui son fils, c’est un fait, Laurent Seksik esquisse des raisons possibles sans que l’on sache au final la vérité. Celle d’Albert et celle d’Eduard, les deux ne se confondant pas forcément.Quelqu’un a-t-il compté le nombre d’hommes perçus par le monde ou leur pays comme des êtres incontestablement brillants qui avaient eu des enfants considérés comme fous ? La nature plus puissante que la transmission, des gênes parfaitement en place et des gênes créant le chaos. Il paraît que le cerveau d’Albert Einstein était atypique : « certaines zones de son cerveau, réservées aux tâches les plus hautes, possédaient une proportion de cellules gliales incroyablement élevée : « tout indique que les cellules gliales occupent une place déterminante dans le développement de l’intelligence ». Une étude approfondie de la structure du cerveau révèle également que la scissure de Sylvius présente une inclinaison particulière, augmentant la taille de la zone du raisonnement abstrait au détriment de la zone du langage, ce qui pourrait expliquer qu’Einstein n’ait su parler que très tard ». *
Que se passerait-il si l’on étudiait le cerveau d’Eduard Einstein ? Est-ce que l’on trouverait un nombre anormal de cellules gliales, une scissure ? Est-ce que père et fils étaient à chaque extrémité ? Nous en savons si peu sur la schizophrénie. La folie est-elle d’ordre strictement psychologique ou prend-elle racine dans un désordre chimique, génétique, bref notre corps nous trahit-il ? Un leg familial quoi qu’il en soit. Si la fuite était l’héritage dans « Les fuyants », celui d’Einstein aura échappé à Eduard. Le second était friand de psychologie, le premier s’en méfiait. Il connaissait Freud, il ne lui a jamais envoyé son fils. Non, l’héritage d’Eduard, c’est celui de sa mère, croit-elle savoir.
« Elle a sa place au Burghölzli. Elle aussi, maintenant, n’a plus toute sa tête. Sa propre sœur y a longuement séjourné. Son fils y a passé l’essentiel de sa vie. C’est la pension des Maric ».
Pauvre Mileva Maric. L’ex-femme et la mère sur l’autel du sacrifice. C’est à travers l’échange de lettres entre elle et son ex-mari que Laurent Seksik a pu partiellement reconstitué leur relation. C’est une ronde que ce roman, cela commence par elle suivi d’Edouard pour terminer avec Albert et cela recommence ; chacun dans sa solitude, la famille n’est d’aucun secours, chacun en prise avec des questions sans réponses et sans fin. Chacun concentrant un de mes trois F : famille, folie, fuite.
« Si je devais en croire certaines autorités, rien de ce que je vois n’a de réalité. Mais les gens qui prononcent de telles assertions, existent-ils vraiment ? Ne sont-ils pas les marionnettes de mon esprit supposément malade ? Peut-être suis-je seul dans l’univers ? Et si toutes mes perceptions ne sont qu’hallucinations ? Peut-être que l’univers lui-même n’existe pas. Et si ces gens disent vrai, peut-être ne suis-je moi-même que le produit de mon imagination ? » Qui ne serait pas pris de vertige en se posant ce genre de questions ? Qui peut supporter de tout remettre en question à ce point-là ? A chaque fois que je m’approche de ce genre de problématique, je vacille un peu, nous sommes tellement paramétrés pour estimer que ce que l’on voit est vrai, réel. Laurent Seksik décrit tellement bien le désarroi, l’angoisse d’Eduard, un être intelligent qui écoute la perception des autres mais ne la vit pas. Il se heurte au mur de la majorité – Eduard, ce que tu vois n’est pas réel, ce sont des hallucinations – cela pourrait constituer une limite mais c’est un abime d’interrogations qui se crée. Dans « La conjuration », les adeptes ne perçoivent plus les limites du monde, de la société, les murs et les portes, la hauteur et les tréfonds, l’intimité et les sentiments. Eduard est plus loin encore mais paradoxalement tellement plus humain, tellement plus proche de nous. Cette solitude… comment supporte-t-on une telle solitude ? Les parents des fous sont condamnés à un exil psychologique eux aussi, celui où l’on se demande toujours où commence et où se termine sa part de responsabilité. Cela ronge les parents d’Eduard même si Albert ne s’exprimera jamais publiquement à ce sujet. Dans “Les fuyants”, la transmission se niche dans une attitude, la fuite et on peut toujours faire semblant de ne pas voir mais face à la folie diagnostiquée, nul échappatoire, nulle paix, nul repos.
Laurent Seksik a de l’empathie pour ses personnages : personne n’a raison, personne n’a tort. Et l’on referme ce livre en étant profondément touché. Certaines destinées sont plus bouleversantes que d’autres, aidées par un auteur en état de grâce.
«Seule compte ce que dicte notre conduite, ce que célèbrent nos mémoires. (…) Nous vivons l’éternel recommencement. Nous connaissons le chaos après avoir fait l’apprentissage de la gloire » (p 143-144)
*Wikipedia
Précédemment :
“Les fuyants” : la famille
“La conjuration” : la fuite