Les failles et la dentelle (time, it’s time)

4 février 2016 0 Par Catnatt
Bettina Rheims / Valeria Golino

Bettina Rheims / Valeria Golino

Il est minuit, je devrais aller me coucher, je vais être chonchon demain. Je te regarde ma chérie, Charlotte, tu es en train de finir ta 356ème planche. Tu en as fait combien depuis que tu es en arts appliqués au design ?

Je reviens de l’avant première du documentaire sur Bettina Rheims, il y a une ironie tout le long, je reconnais la pâte de Michèle la réalisatrice, quelques plans qui ne trompent pas. C’est intéressant, il y a d’ailleurs deux séquences assez incroyables, une en shooting et une autre en prison et c’est cette dernière que je préfère. Mais il y a comme une absence aussi : celle que l’on voit le plus à l’écran n’est pas vraiment dévoilée. À 16 ans, je voulais devenir photographe, j’étais fan du travail de Bettina Rheims. Comment j’étais tombée dessus ? Mystère. Dieu merci j’ai préservé le monde de mon talent, il s’est avéré que je suis lamentable dans ce domaine. Mais l’ironie du sort étant ce qu’elle est, il est probable que mon histoire avec Christophe, excellent photographe lui, trois ans plus tard est un peu liée à cette période. Une session de rattrapage. Encore. Mais avant j’avais ton âge, Charlotte et c’est ce dont je rêvais, je passais des heures à organiser des séances photos avec mes copines, surtout Fred et Corinne, la plus réussie étant cette photo rouge et noire d’Hélène que j’ai perdue depuis si longtemps ; pour autant je n’avais pas ta persévérance, toi qui as choisi une carrière dans le graphisme. Il ne fallait pas que ça me coûte, je payais déjà trop cher une absence, incapable d’ambition et de concentration, j’étais un electron perdu. Il est probable que mes envies de photographies avaient pour but dissimulé d’interposer quelque chose entre le monde et moi, la réalité et moi.

Tu travailles et j’ai envie d’écrire sur toi, je me lance tout en sachant qu’on arrive aux limites du système, mon système, vous avez une vie privée dorénavant. Je vais devoir vous abandonner comme sujet, vous grandissez et il va vous être désagréable de vous retrouver sur ces pages. Les choses ont changé, avant vous n’aviez pas vraiment de vie privée, c’était une vie intérieure qui m’échappait. Mais maintenant ?

Je te vois évoluer, tu as toujours été une tête de mule, mais cela s’est canalisé, tu es devenue tenace. Je te regarde t’appliquer, t’acharner. Il est minuit, tu travailles encore et tu as cours demain matin à 8h. Tu fais de l’urticaire a constaté le médecin. Dois-je m’inquiéter ?

Je ne crois pas. Tu fais l’expérience de l’enjeu, quelque chose qui t’est personnel, qui compte, tu sais que c’est important et tu y consacres énormément d’énergie. Ça te rend très heureuse, tu adores ce que tu fais. C’est du stress, c’est de la fatigue et tu n’as que 16 ans. En même temps, j’ai tendance à penser que c’est un apprentissage nécessaire. Le monde est dur, il faut avoir une grande capacité d’encaissement avec une boîte à outils d’apaisement. Toute la tentative d’équilibre est là.

Il n’y a pas que le lycée, il y a aussi le sport. Tu t’es forgée une discipline, peut-être influencée par moi, mais je crois fondamentalement que c’est ta nature propre. Tu m’as dit « je me suis endurcie », je t’ai répondu « je n’aime pas ce mot,tu t’es solidifiée, ce n’est pas la même chose, ne confonds pas » car les mots sont importants. Ils vous forgent, ceux que l’on emploie et ceux que les autres prononcent.

J’ai rajouté que j’allais t’observer, que je ne m’inquiétais pas pour l’instant, mais que j’allais devenir vigilante. Apprendre à encaisser des charrettes va faire, à priori, partie de ton métier et le stress va avec. Cela ne peut pas devenir pour autant une souffrance et la frontière est ténue. Je t’ai dit que nous allions réfléchir à des moyens de t’apaiser. C’est mon rôle de t’accompagner, légèrement en retrait, prête à te tendre la main à tout instant, mais c’est de ta propre béquille dont tu as besoin. Oui tu t’es solidifiée, tu te tiens de plus en plus droite d’ailleurs, pas un hasard. Avec ce lycée tu t’es confrontée au stress, au jugement, la concurrence, la bêtise, les plantades et quelques succès. Tu es jaugée tous les jours sur un travail artistique et il faut avoir les nerfs solides. Tu m’as dit qu’après l’expérience Renoir, tu serais prête, j’ai rajouté que ce projet de t’envoyer à l’étranger loin de nous pendant des mois était certes une détente post éducation nationale, mais que j’avais des arrière-pensées : que tu gagnes en autonomie et que tu te confrontes à la solitude parce que je crois que face à cette dernière, nous ne sommes pas tous armés de la même manière. Or nous n’avons jamais été autant connectés et ironiquement aussi seuls. Il faudra que tu trouves les ressources en toi, partir de la maison, le compte à rebours a commencé, dans 18 mois si tout va bien, tu te seras envolée. Time, it’s time. Je crois bien faire, mais l’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions ? Est-ce que je ne t’aide pas bien malgré moi et avec moi à devenir une véritable petite machine de guerre ?

Je sens, je respire qu’en ce moment que les leviers se mettent en place et je n’en vois pas la moitié. Je suis presqu’aveugle et toi tu avances à tâtons.

Il est curieux de constater l’évolution du rôle de parent. On travaille vraiment sur la nuance pendant l’adolescence. Cela tend vers la broderie, on ne peut procéder que par touches, c’est minutieux. Cela nécessite énormément de concentration en fait, fatalement on loupe des trucs et c’est peut-être là que les petites et grandes blessures de leur vie se hiérarchisent pour former une construction psychologique ; la, les failles, ce qui fait de nous des adultes de guingois. L’adolescence, cette période d’hyper sensibilité, de chaos est paradoxalement, je crois, le temps où les choses se mettent en place, la mécanique s’installe. Je réalise en même temps que j’écris que le fameux « Tu comprends rien ! » dont on se moque et que la plupart des ados nous jettent à la figure est quelque part vrai. On ne comprend rien en fait si on creuse sous la surface. Eux, ils savent, sentent, pressentent que tout s’est mis en branle.

Et on mettra des années si on est en souffrance à démonter et remettre en ordre (si tant est que ça existe) cette construction là. Y-a-il une issue ?

Être parent, c’est réaliser qu’on est complètement à côté de la plaque. Une grande leçon d’humilité. Croyez-moi, vous allez tous un jour ou l’autre faire de la merde ; vous êtes déjà en train de le faire. Pouvoir le réaliser, l’assumer et l’entendre est déjà un pas vers quelque chose de sain. En être conscient pleinement et à chaque instant. Lors de l’adolescence, les erreurs s’accumuleront, pour nous aussi c’est l’expérience de l’enjeu. Les choses ne sont plus si rattrapables, le temps nous manque, tout nous manque en fait, nous sommes démunis. Ne vous croyez pas infaillibles, vous êtes un parent et tous les aveuglements sont contenus dans ce mot. Au royaume des aveugles, les parents sont rois…

Dans 20 ans, nous serons autour d’une table et tu me confieras qu’en 2016 il s’était passé tel évènement, que tu en avais souffert et que je n’ai rien vu. Rien de rien. Je me sentirais con, tu en auras peut-être fait un projet artistique.

La, les failles seront devenues images.

Il est une heure du matin et tu vas enfin te coucher. Time, it’s time…


Documentaire « Dans la fabrique des icônes » sur Bettina Rheims samedi 6 février sur Arte à 22h30