« Que ma joie demeure »
-« Tu savais tout ça, Baptiste ?
– Non, pas tout.
– Alors, tu as trouvé ça comment ?
– C’était bien » a-t-il répondu avec un sourire chaleureux et sincère.
Pourtant, pendant le trajet, ça n’avait rien eu d’évident. Baptiste prenait la démarche comme une punition et j’avais beau affirmer le contraire, il n’en voyait pas l’intérêt.
-Ce vide en toi, tu le remplis de la mauvaise façon, cette solitude, il faut la comprendre. Mon chéri, je ne peux pas laisser filer, en tout cas je ne sais pas, je suis désemparée, je ne sais quoi faire, lâcher prise ou m’inquiéter. La pré-adolescence c’est pénible, on est soudainement plongé dans l’obscurité. Tu sais… En définitive, être parent consiste la plupart à courir comme un dératé dans le noir ; ça passe trop vite, on a à peine eu le temps de se féliciter d’avoir bien pris un tournant surgi de nulle part que paf, on se prend un mur dans la gueule.
Baptiste me regardait attentif, mais restait sceptique. Cette séance chez le psy tous les deux a été, malgré tout, une réussite. Il a aimé. J’ai aimé. Nous avons aimé ce moment passé tous les deux avec le psy comme lien, comme liant. Je n’aurais jamais imaginé que cela se passe ainsi parce qu’en définitive, c’est de la restitution d’histoire. C’est arrivé tout seul au fur et à mesure de la conversation, j’ai réalisé que nous ne gérerons pas le présent, mais prendrons un ascenseur pour le passé, revenir aux origines car mon fils porte notre histoire.
Je lui raconte son histoire et par là-même je lui raconte la mienne et je raconterai Charlotte aussi. Je vais raconter Andrée & Serge, une famille particulière, des choses que je n’ai jamais racontées ici ou si déguisées que peu ont compris. Je vais raconter des gris, nulle place pour le noir & blanc chez nous, la folie et l’amour, le mal et la douceur, la perte et l’indéfectible.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? me demande le psy
– Je ne veux pas le dire, pas maintenant. Baptiste, comprends-moi bien, ce n’est pas que je ne veux pas te le dire, c’est juste que ce sont des notions très compliquées. Raconter cette folie-là, c’est difficile, ça réclame de la subtilité.
J’attendais que les enfants soient en âge d’avoir une grille de lecture affinée, ces évènements réclament de la nuance, de la précision et me voilà acculée. J’ai peut-être trop attendu. Parce que ça m’arrangeait peut-être, parce que je ne voulais pas rompre le fragile équilibre, mais y-a-t-il eu vraiment équilibre ? Nous sommes, je suis funambule, je suis à la moitié du parcours, le fil vient de se rompre, il n’y a plus que l’accélération finale.
Croyez-moi le jour où vous vous retrouvez à raconter une saga familiale parce que vous ne pouvez pas raconter l’histoire de votre fils sans remonter aux origines, hé bien ce jour-là vous faites un pas de plus vers…
Bientôt le plus tard j’espère
J’avalerai la mer
Je fumerai les cimes
Et les mots amers
Il y aura le ciel de l’Italie, la violence, la pierre angulaire, l’horloge, des cris et surtout des silences ; les concours de bouffe avec ton père, la lumière à travers les persiennes de mon enfance, le quai de la Rapée avec Véro, les virées en moto avec Christophe, le lien à la vie à la mort avec Fred, mon chappy dans le Rhône, les 501 de Géraldine, Brooklyn & Manhattan, l’équitation, le malibu ananas et le whisky coca, les parties de tarot rue Barreyre, le concert de Galliano avec Adri et entre temps des rires, des fêtes, des chansons, des …
J’ai connu le grand amour, grand amour quelques fois
Mais si souvent le petit jour s’allonger sur les toits de Paris
Oh oui mon chéri, j’ai connu le grand amour quelques fois, j’ai aimé ton père, j’ai aimé avant lui et j’ai aimé après lui. J’ai tant aimé, j’ai été tellement heureuse, j’ai tant ri. Il faudra que je te raconte tout ce chemin qui m’a menée ici et maintenant avec toi, juste avant que toi aussi tu ne connaisses le grand amour, le petit jour sur les toits de Paris, le dernier verre au matin avec les amis, la chamade qui te retourne quand tu croises ce regard pour la première fois.
Je t’ai imprimé juste après le premier texte que j’ai écrit sur toi. Je te l’ai tendu dans une enveloppe où j’avais pris soin de préciser que si tu avais des questions, j’étais là. Ça fait quelques jours et tu ne m’en as pas parlé. Je ne sais même pas si tu l’as lu et je respecte ton silence. Je ne vous faisais jamais lire ce que j’écris ici et curieusement, c’est au cours de ces derniers mois que j’ai commencé à vous les donner. Le temps de la transmission est arrivé. Nous tirons sur un fil, toi et moi Baptiste et la pelote se déroule, 45 mètres ou plus, considérer sa vie à sec est une chose, l’exposer à son fils en est une autre, ça change la perspective…
Bientôt le plus tard j’espère
Je ferai le vide
Les yeux dans le vague
Cette chanson lucide
Soudain, vous réalisez que la grande affaire de votre vie s’est nichée dans l’âme de votre enfant. L’ironie du sort, toujours. Vous avez encore le temps de régler ça, vous avez encore le temps de vivre, vous avez encore le temps d’aimer.
Que ma joie demeure
Oh oui que ma joie demeure et pour ça, te parler, te raconter avant… Toi qui me ressembles tant.
Fait des affaire, eu mon chemin de croix
J’ai dit « jamais », j’ai dit « toujours »
J’ai dit « Va t’en », « Reviens » un jour
Je n’ai pas eu de modèle, j’invente, je tente d’être la mère que la mienne aurait été si elle avait été présente pendant mon adolescence, je crois. C’est peut-être pour ça que je suis si attentive ou si obsédée. Charlotte a 16 ans, mon âge quand j’ai été anéantie et pourtant ce n’est pas à elle que je raconte, c’est curieux, étrange ricochet, c’est à toi, Baptiste.
– Vous savez, c’est dingue, on est persuadé d’avoir dit les choses, les plus évidentes, mais elles le sont tant qu’on les a tues. »
Le psy esquisse un sourire bienveillant, je secoue la tête, nous sommes si peu de choses.
Baptiste et moi, nous allons nous balader sur les toits de nos vies, on va s’asseoir et contempler la vue, jouer les équilibristes sur des gouttières, affronter les gargouilles, regarder le soleil se coucher en silence ou discuter à bâtons rompus les pieds dans le vide.
Au final, lorsque l’on se retrouve à raconter son histoire devenue nôtre à son propre enfant, c’est à la fois accepter d’être vieux, cesser d’être dépositaire, devenir déposée. Repartir plus léger pour l’ascension finale ? Pour que ma joie demeure* ? Qui sait…
Face à l’indicible
Je ferai moins le fier
On élève les enfants, on se penche vers eux, plongée ; on les élève, on les regarde, contre plongée et un jour ils ont grandi, ils se sont élevés, ils sont à notre niveau et vient le temps où ils n’ont plus besoin de lever la tête pour plonger leurs yeux dans les nôtres, c’est devenu un face à face.
Nous y sommes.
Bientôt le plus tard mon coeur
Je mettrai les voiles
Et les vapeurs
Je vais finir à poil
A même le coeur
En vieillissant, on se dénude si l’on est sincère, on marche de plus en plus exposé, mais serein. On transmet et l’on devient plus libre.
Et c’est toi, mon coeur, qui te pencheras vers moi… Et ma joie, par un tour de passe passe que seule la vie génère, demeurera.
* Que ma joie demeure est le titre d’un roman de Jean Giono. Au cas où.
C’est l’un de tes plus beaux textes, je suis profondément émue
Je sais pas si c’est mon plus beau texte mais c’est toujours une surprise, une joie, une bénédiction de toucher des personnes que j’aime.