Shot by both sides (l’ami imaginaire)

3 avril 2016 13 Par Catnatt
Worker at carbon black plant, Sunray, Texas (LOC)  Vachon, John,, 1914-1975,, photographer.

Worker at carbon black plant, Sunray, Texas (LOC)
Vachon, John,, 1914-1975,, photographer.

Et pour mettre un terme au mensonge, évoquer ici l’ultime tour de passe-passe.

J’entends encore les rires de Benjamin et Olivier lors de nos déjeuners à Odéon. Ce sujet était devenu un running gag et je secouais la tête en souriant en leur disant « mais ce que vous pouvez être cons avec cette histoire ! » J’en avais parlé au principal concerné et c’aurait pu être l’occasion parfaite pour tout dire. Il n’en a rien fait. Pendant des années, cette possibilité a été évoquée et c’est probablement ma foi inébranlable qui a permis que cela dure aussi longtemps. Isn’t it ironic ?

Pourtant le 7 ou le 8 octobre 2013, quand Benjamin s’installe avec nous, mine sérieusement contrariée, je vais apparemment pour une fois prendre tout ça au sérieux :

« Tu vas me dire qu’Ulrich n’existe pas ».

Voilà, nous y sommes, c’est écrit ici. Pas de détours, pas de phrases obscures, pas de métaphore, du noir sur blanc.

Ce prénom va évoquer pour certains quelque chose, pour d’autres ce sera le grand inconnu, mais toujours est-il que de 2005, peut-être avant, à 2013 un personnage de la blogosphère musique a sévi. Ulrich. Ulrich était un ancien prof de philo, marié, 4 enfants, bossant dans le net, franco-irlandais, habitant à Seattle, grande gueule, insupportable, cultivé, une référence, un mentor. Parfois agressif, prétentieux, colérique. Attachant, intelligent, sensible. Il a blessé souvent des personnes auxquelles je tenais. C’était de l’ordre de la volonté d’humiliation parfois.

J’ai discuté pendant trois ans quasiment tous les jours par chat avec Ulrich.

1277 jours à peu près.

Pendant 1277 jours j’ai discuté, j’ai échangé, je me suis disputée, je me suis réconciliée, j’ai été consolée, j’ai ri, j’ai parlé avec Ulrich.

Ulrich n’existe pas.

Benjamin et Olivier ont toujours eu des doutes, ma conviction l’a toujours emporté. Je ne pouvais pas croire un quart de seconde que c’était une illusion. J’ai vu des photos de ses enfants. Comment les a-t-elle choisies ? Au hasard d’internet ? Comment a-t-elle choisi sa photo d’avatar ? Sur quels critères ? Elle m’a dit lors de notre ultime échange que cela avait commencé par un jeu et qu’elle s’était fait totalement dépasser.

Légalement, ça s’appelle une usurpation d’identité fictive et c’est puni par la loi. De 2005 à 2013, une femme a eu des échanges avec des tas de gens en se faisant passer pour un homme qu’elle n’était pas, ni dans la bio, ni dans le caractère. Le seul point commun était peut-être la musique ou plus largement la culture, la culture tout court ou politique. Qui est-elle ? Peu importe. Pourquoi ? A-t-elle seulement la réponse ?

J’ai l’habitude quand je suis en mode fight d’envoyer des mails cassants et à rallonge, j’en envoie un, deux, trois, douze, j’en fous plein la tronche, mais là je crois que ça s’est borné à deux mails. J’ai effacé la totalité de nos échanges, je l’ai bloquée partout, j’étais sidérée. J’ai dit : je ne veux plus jamais entendre parler de toi. C’est à partir de ce moment-là que j’ai cessé de comprendre certaines personnes, moi qui pouvais me prendre la tête pendant des heures à leur sujet. J’ai arrêté d’envoyer des flopées de mails. C’est à partir de ce moment-là que quasiment plus personne n’est rentré, plus personne n’a été autorisé à rentrer dans ma vie. J’ai fermé la porte. Ça marche comme ça ? Okay. Je ne suis pas de taille, je ne suis pas armée pour.

« Perdu pour perdu
Autant ne plus avoir
De souvenirs pas plus
Que de mémoire
La mémoire vois-tu
Je n’y tiens plus »

Certains le savent et lui parlent encore. Je ne comprends pas, mais je ne juge pas. J’imagine qu’il n’y avait pas assez d’intimité pour que cela devienne grave. Pour moi, ça l’était ; cela reste gravissime. C’était si grave que je dois bien reconnaître que c’est de l’ordre du traumatisme. Pendant longtemps quand je pensais à Ulrich, j’éprouvais exactement la même sensation que l’on ressent lorsque l’on est resté trop longtemps sous l’eau, chercher frénétiquement de l’air. Ça me laissait à bout de souffle. Pour une relation totalement désincarnée, ma réaction a été on ne peut plus physique, c’est troublant. Est-ce que j’ai pleuré ? Je ne crois pas, moi qui suis une grande pleureuse, quand ça devient too much je reste à sec.

Comment ai-je pu me laisser berner à ce point-là ? Parce que ça m’arrangeait, reconnaissons-le. Rétrospectivement, j’ai eu des tas d’occasions pour percuter, être percutée par la réalité : shot by both sides, elle et lui. Je n’ai rien voulu savoir, Ulrich était très bien là où il était, j’appuyais sur « On » quand ça me convenait.

« Peut-être que j’avais froid
Peut-être que j’avais peur »

L’intimité de cette relation restera tue, vous pourriez tenter d’imaginer, vous n’arriveriez pas à entrevoir. Si vous pensez que c’est une relation amoureuse, vous êtes complètement à côté de la plaque, si vous pensez que c’est une relation amicale aussi. Ça ne ressemble à rien. Le seul mot juste que je trouve c’est « allié ». Nous avons passé des accords, mis des règles, paramétré cette relation. C’était cadré. Ulrich était mon allié, celui pour qui j’avais toujours raison. Parlerons nous de mon égo ?

Je sentais une forme de panique chez lui à la fin. Il me perdait, je me lassais et je ne m’attachais toujours pas à elle. Je l’aimais, lui, je ne l’aimais pas, elle. La transition possible vers la réalité, à savoir que je devienne amie avec elle et que lui disparaisse un jour n’a pas été possible. Elle y a peut-être pensé, mais trop tard. Me l’aurait-elle raconté un jour ? Oui, un jour car s’il y avait bien une personne qui aurait pu comprendre ce cheminement tordu, c’était moi. C’est peut-être ça que je ne pardonnerai jamais. Je ne pardonne jamais qu’on ne tente pas de m’expliquer spontanément. Mais pas de pardon ne signifie pas malveillance. Je ne souhaite aucun mal à cette personne, je souhaite juste qu’elle n’existe pas.

Pourtant au début, je craignais Ulrich. La première fois qu’il m’a demandé d’écrire pour son blog, j’ai tremblé sur mes bases. J’adore être challengée par des êtres humains, mais je m’arrange toujours pour prendre le dessus au bout d’un moment et c’est exactement ce qui s’est passé : à la fin, je voyais bien qu’Ulrich avait plus besoin de moi que moi de lui ; même s’il n’était fait que de caractères. J’étais la plus proche de lui et il était finalement très seul, pas de famille auprès d’elle, pas de femme, pas d’enfants, pas de maison, pas de grand-mère irlandaise terrible, elle était seule dans un studio d’une banlieue parisienne. Et moi j’étais réelle. C’est un avantage considérable quand on y pense. Cela va peut-être prendre beaucoup d’ampleur d’être réel alors que cela allait tellement de soi, avant.

Elle l’était, il ne l’était pas, il était l’incarnation de sa rage, le soulagement à ses frustrations. Comment a-t-elle pu pendant presque dix ans vivre ainsi ? Comment a-t-elle pu supporter que son avatar ait des amis avant elle ? Qu’avais-tu dans la tête quand tu prenais un verre avec moi et que nous discutions d’Ulrich ; de toi en fait ? Je ne sais si on imagine le vertige de cette conversation. Je nous revois encore à cette terrasse de café dans le 6ème. Odéon encore. Je devrais peut-être cesser de foutre les pieds dans ce quartier.

Je ne l’ai pas cru tant que je n’ai pas reçu un mail d’elle exposant la vérité. Je me suis avouée vaincue, ça était un choc. Ulrich m’a manquée longtemps. Que représentait-il en fin de compte ? Pourquoi ai-je été capable d’un déni pareil le concernant ? Parce qu’en fait, ça ne m’intéressait pas ; c’est peut-être ça la triste réalité et c’est d’une grande violence quand on y pense. Je n’en suis pas fière. Et si tout le monde, enfin tout l’entourage virtuel, a laissé faire pendant aussi longtemps, c’est peut-être qu’on en avait rien à foutre finalement. C’est terrible. Mais pour ma part, après avoir vécu une histoire d’amour quatre ans avec un menteur pathologique, j’en avais peut-être marre de me questionner sur tout et j’ai laissé Ulrich rentrer. J’étais fatiguée.

« Foutu pour foutu
Autant ne plus savoir
Avais-je trop couru
Etais-je seul dans le noir »

J’ai eu un ami imaginaire pendant trois ans. Un ami imaginaire à l’âge adulte et je n’ai pas été capable d’écrire dessus pendant trois ans tant j’ai mis du temps à digérer cette histoire de fous. Oh je suis sûre que vous avez été dupé vous aussi, mais aussi longtemps et de manière aussi radicale, je ne sais pas. Le truc c’est qu’après on a honte, vous savez. On se sent coupable. J’écris et je sais qu’on va se foutre de ma gueule. Peu importe. « Écris quand ça devient gênant » dit Olivier et croyez-moi, c’était très gênant pendant très longtemps et puis le temps de l’indifférence est arrivé. J’écris parce qu’il est largement temps de raconter cette histoire, de la poser ici comme les autres, de m’en débarrasser et j’ai la faiblesse de croire que j’écris aussi pour tous ceux et celles qui se sont fait avoir par Ulrich ou d’autres et n’ont jamais raconté. Avec l’essor du net, gageons que je ne serai ni la première ni la dernière, nous nouerons peut-être des liens très forts avec des chimères. Est-ce que dans 50 ans cela revêtira-t-il une quelconque importance ? Ce qui est réel et ce qui est imaginé a-t-il autant de substance ? Notre capacité de déni trouvera-t-elle sur des pages html un terrain de plus ? Toi qui t’amuses un peu à travestir la réalité, toi qui te réinventes sur internet, toi qui mens à cette femme ou cet homme, sais-tu quand t’arrêter ? Es-tu sûr que tu maîtrises la situation ? Es-tu certain que ce jeu ne deviendra pas un monstre posé près de toi ? Et ne vois-tu pas que tu vas peut-être te faire dévorer ?

Tout a été raconté ici de l’essentiel du passé sauf une histoire. Il n’y a que le présent et l’avenir ; un horizon dégagé et le temps peut-être de rouvrir la porte. Quand j’y pense, ma vie a continué telle quelle, mais elle ? Il s’est effondré comme un chateau de cartes, il n’est resté que des cendres et quelques incidents.

J’ai pris grand soin de choisir une chanson en français, j’aurais adoré trouver une chanson moitié français moitié anglais, cette partie chantée avec un accent épouvantable tant Ulrich abhorrait ça. Il détestait aussi la variété française. Ce sera mon sadisme à moi, ce sera Alex Beaupain :

« Allons, regarde-toi
Ce doit être une erreur
Ce n’est sûrement pas ça
Pourquoi battait mon cœur »

Nous sommes quittes.