22 avril 2020, 20h33 ( in a manner of speaking)

23 avril 2020 17 Par Catnatt
Crédit : Vivian Meier

J’étais en train de réécouter mes playlists 2000 lorsque je suis tombée sur « In a manner of speaking » de Nouvelle Vague et je me suis immédiatement dit que c’était une chanson que j’utiliserai pour Baptiste un jour ou l’autre.

Ma relation avec lui a toujours été complexe, je ne comprends pas grand chose à mon fils. Il est et restera le plus grand mystère de ma vie. Je sais deux choses : il est le plus intelligent d’entre nous et son rapport au temps est compliqué, quelque part Peter Pan, refus de grandir. Cette relation s’est dégradée doucement depuis la rentrée scolaire pour des raisons qui ne regardent que nous (je me dois de préserver une part immense de la vie privée de mon fils).

Il n’y a pas de dialogue avec Bapt : je ne sais pas, des silences, des moues butées, je ne sais pas, des regards fuyants, le corps en arrière, je ne sais pas.

Je ne sais pas.

Il a dix sept ans.

Je voyais arriver le moment où dix ans plus tard nous passerions des déjeuners dominicaux pénibles, meublés par les conversations à bâtons rompus entre ma fille et moi et juste à côté les je ne sais pas de mon fils. Nous n’aurions plus rien à nous dire, un baiser sur la joue, salut maman, au revoir mon inconnu.

Paradoxalement, Baptiste me renvoie à ce que j’étais au même âge et il est probable que j’étais exactement comme lui : agréable avec ses amis, ne parlant surtout de rien de douloureux, silencieux comme une tombe en famille, fuyant, absent.

Je ne comprends pas ce que j’étais ?

« In a manner of speaking
I don’t understand
How love in silence becomes reprimand
But the way that I feel about you
Is beyond words »

J’écoutais « In a manner of speaking » et j’adressais une prière silencieuse à mon fils :

« Oh give me the words
Give me the words
That tell me everything
« 

Le confinement a été un climax : nous le passons tous les deux à un rythme qui nous convient, mais force était de constater que je confinais avec une porte. Au forceps. Tu dors ? T’as mangé ? T’as fait tes devoirs ? T’as dormi ? Oui, parce que Baptiste ne dormait plus la nuit, il s’était complètement décalé et je menais une guérilla contre ça. Et puis j’ai lâché prise. Pendant 3 jours, je l’ai soigneusement évité. Je devenais exactement tout ce que je déteste et le comportement de mon fils m’y poussait inexorablement.

J’ai toujours dit à mes enfants et je sais que quelque part, c’est raide, mais je n’y peux rien, c’est ainsi, mon instinct d’autoconservation est chose puissante, je leur ai toujours dit que je me couperais un bras pour eux, que je serais toujours là s’ils avaient besoin de moi, mais que si mon instinct me dictait qu’ils étaient en train de me grignoter, de me bouffer, je me préfèrerai toujours. Être leur mère, c’est pas open bar non plus : il y a une limite très claire, celle de la toxicité. Et cela peut exister entre parents/enfants et cela peut être à l’origine de ces derniers. Je ne suis pas sûre que Baptiste et Charlotte comprenaient exactement ce que je disais, ils étaient très jeunes lorsque je l’ai prononcé la première fois, mais ils ont perçu confusément que l’amour que je leur portais n’était pas le tonneau des Danaïdes. Je sentais que ce moment de rupture allait arriver entre Baptiste et moi et c’était terrifiant.

J’ai lâché prise. Nous avons déroulé ainsi quelques semaines, ponctués de dîners relativement agréables, meublés par des séries, quelques sourires, un relent de complicité parfois, mais nous menions notre confinement chacun de notre côté.

« So in a manner of speaking
I just want to say
That like you I should find a way
To tell you everything
By saying nothing »

Je ne me suis jamais inquiétée pour Charlotte, je me suis toujours inquiété pour Baptiste. J’en étais arrivée au point où, fascinée, je me disais que Baptiste était le plus intelligent d’entre nous, mais que cette intelligence ne lui servait à rien, une chose encombrante, trop de lucidité sur l’absurdité et si rien n’a de sens , à quoi bon ? Lorsque je lui ai dit ça, j’avais dit juste avant : « Un jour, je ne serai plus là, comment est ce que je peux être sûre que tu prendras soin de toi ? Comment pourrais-je partir sachant que tu ne t’occuperas pas de toi ? »

Et il y a eu hier soir : journée chargée, anniversaire de Charlotte, on lui a organisé un jeu de piste pour trouver identifiant et mdp d’un compte instagram privé rempli de contenus de ses amis et de sa famille. C’était très drôle (un grand merci à l’amie d’Emilie qui a eu cette idée pour l’anniversaire de cette dernière et que je me suis permise d’utiliser avec sa permission). C’était très drôle, de la joie et beaucoup, beaucoup d’amour.

Il est 20h29.

Il est 20h29 et je crois comme une bécasse que la journée est finie.

Il est 20h29 et je vais prendre une douche froide.

Il est 20h29 et mon fils débarque dans ma chambre : est ce que je peux appeler Papa ?

Il est 20h29 et je le regarde estomaquée, Baptiste a toujours refusé de parler à son père et ce depuis 10 ans.

Il est 20h29 et je ne pose pas de questions, je sais fermer ma gueule quand il faut, je crois.

Il est 20h29 et je ne pose pas de questions, j’attrape mon téléphone, je compose un numéro qui ne répond pas et puis un autre et la voix de mon ex-mari : Baptiste veut te parler.

Il est 20h33 et je vais écouter de la musique pour ne surtout pas écouter quoi que ce soit, il est 20h33 et j’ai peur pour mon fils parce que je sais la violence verbale de mon ex, il est 20h33 et j’ai peur de récupérer mon fils en miettes.

Je vais entendre quelques éclats de voix inintelligibles. cela va durer 23 minutes et 16 secondes très exactement.

« In a manner of speaking
I just want to say
That I could never forget the way »

You told him everything
By saying everything.

Quand Baptiste va reposer mon portable sur mon lit, je vais lui demander si ça va et il va me répondre avec un grand sourire, oui ça va.

Mon fils a appelé son père et a fait ce que personne n’a fait avant lui ; rester courtois, balancer tout ce qu’il y avait à balancer, hausser le ton lorsque l’autre s’emporte, prendre le pouvoir, redevenir calme et égrainer les faits, dire la souffrance infligée (je ne suis pas sûre finalement de l’avoir jamais verbalisé auprès de mon ex), contester tous les mensonges, dire la violence, régler ses comptes en notre nom à tous, sa soeur et moi et lui et terminer en disant qu’un jour peut-être ils se reparleraient. Bonne soirée.

Une machine de guerre implacable et polie.

Mon fils a fait ce que j’ai été toujours incapable de faire au final.

Et chose étonnante, mon ex-mari ne me renverra pas de textos rageurs, ne tentera pas de m’appeler pour m’insulter, chose étonnante, mon ex va enfin fermer sa gueule.

De la conversation à bâtons rompus que j’ai eu avec mon fils après, l’admiration que j’ai éprouvé, éprouve pour lui lorsque je constate son immense capacité d’analyse, son recul et son acuité, sa clairvoyance, la qualité d’échanges que nous avons eu hier soir, mes erreurs évoquées avec bienveillance et pourtant lucidité, 2 heures de dialogue et un deal, de cette conversation, vous n’aurez pas les détails.

Ce deal : je dois laisser mon fils se gérer, on va faire comme si sa chambre était un studio indépendant, je n’interfère plus ni dans le ménage, ni dans les devoirs, ni dans le fait qu’il mange, dorme ou pas.

Mon fils a grandi. Il a fait la paix avec le temps, je le sais. Je le sais dans mes tripes. Le 11 juin 2012, à 8h15 exactement, j’avais réalisé que mon fils ne voulait pas grandir, « le paradis perdu des kit kat » l’atteste. Ce blog sert essentiellement à figer le temps, un attrape-secondes importantes. Il avait 9 ans et huit ans après, le 22 avril 2020 à 20h33 exactement, cette problématique s’est arrêtée net. Je le sais.

Ce que je sais aussi à présent, j’en ai la certitude, c’est que mon fils a bel et bien un instinct d’autoconservation, que je sais qu’il sera capable, peut-être à la dernière ligne droite, et pourtant, je sais qu’il sera capable de prendre soin de lui, de s’affirmer lui et ses sentiments et de se protéger. C’est fondamental pour moi, quasi tout le reste peut s’apprendre au fur et à mesure, mais se sauvegarder à temps, on l’a chevillé au coeur ou pas.

J’ai toujours dit que l’adolescence était le temps où l’on redécouvrait ses enfants, l’image figée des premières années vole en éclats, nos certitudes s’éclatent par terre et nous nous devons juste de les accompagner et d’accueillir l’individu qu’ils sont réellement. Nous avons souvent peur de ce qu’ils sont en confondant ça souvent avec ce qu’ils deviennent. Non ils ont toujours été ainsi, c’est nous qui construisons une image souvent d’Épinal et la somme de nos erreurs se cristallisent sur leur comportement. C’est surtout ça qui nous fait peur. Baptiste a été un mystère total pendant dix ans et hier soir il m’a laissée percevoir la lumière. Je sais à quel point c’est difficile, croyez-moi, mais faites leur plus confiance que vous n’en avez envie.

Dans mon attrape-secondes, il y aura toujours mon fils allongé avec moi dans mon lit en train de me sourire et de me parler à coeur ouvert, choisissant soigneusement ses mots, clair comme l’eau de roche, lucide comme peu le sont. Dans mon attrape-secondes, il y aura toujours ces deux heures précieuses, éternelles.

Et ce n’est pas rien. Je viens de voir mon fils grandir d’un coup, devenir pas tout à fait un homme, mais un individu capable de se défendre. À chaque fois que j’aurais un doute, à chaque fois que je m’inquiéterais, ce texte attestera que mon fils a son propre rythme, mais qu’il sait pertinemment ce qui se joue et tirera toujours sa révérence à temps. C’est lui qui choisira ses limites.

Je m’incline. Avec amour et respect.

Je m’incline, mon job est terminé et

In a manner of speaking
I understand
How love in silence becomes a process
And the way that I feel about you
Is beyond words…

Je t’aime tant…