Au revoir Thierry (Ce qui nous atteint)
Je n’ai pas compris pourquoi ça m’atteignait à ce point-là ; la mort de Thierry.
Au revoir Thierry parce que c’est ainsi que j’avais nommé celui pour son frère décédé il y a 6 ans. 6 ans… Le peu de personnes à qui j’ai parlé de la disparition de son frère, à présent, je leur ai dit 3 ans. Je ne me suis jamais vraiment habituée à l’absence de Jérôme. Je le savais car j’avais écrit à l’époque : son absence, il va d’abord falloir que je l’apprenne par coeur avant de la réaliser. Ce n’est toujours pas le cas.
Oh ce n’est pas tant que je les voyais tant que ça, mais Jérôme, sa force incroyable, son énergie qui emportait tout sur son passage, non je ne m’habitue pas à ce qu’elles n’existent plus.
Et à présent son frère. Comme dit Sylvain – et c’est là que j’ai craqué, les mots de Sylvain – « il n’y a plus de frères Kardos ». Une idée impensable.
J’ai vraiment l’impression qu’avec la disparition des frères Kardos, le monde a perdu un petit bout de son âme.
Je n’avais pas d’intimité avec Thierry. C’est juste que je les connais tous depuis que j’ai 20 ans, qu’ils font partie de ma vie depuis que j’ai 20 ans et on en enterre un par an. Enfin, non, Adri m’a reprise, Jérôme est mort il y a 6 ans. Et puis il y a eu Vincent. Et Thierry. Cette sensation de les perdre tous les uns après les autres inexorablement qu’ils soient proches ou souvenirs de ma jeunesse.
Même si je n’avais pas d’intimité, je sais le sourire franc, massif, le sourire Kardos finalement, lorsque l’on sourit avec son coeur, son âme, son esprit, son corps, un sourire comme un tout, comme si on enlaçait le monde entier, sans distinction, toi c’est moi et moi c’est toi, le sourire Kardos ; la bienveillance aussi perceptible de Thierry. Je lis le témoignage d’un élève sur twitter, les hommages sur une page facebook, celui de Maud. Tout y est extrêmement cohérent et dépeint le même homme aux fondamentaux solides : brillant comme ton frère, toujours et encore bienveillant, une énergie particulière, l’amour de ton métier prof jusqu’au bout des ongles, des convictions, l’amour et l’attention que tu portais aux autres.
Ça me brise le coeur pour Va et leurs enfants.
Mais je ne comprenais pas ce qui m’atteignait à ce point-là, pourquoi ça me retourne, pourquoi je n’ai aucune motivation pour rien, pourquoi j’ai l’impression de flotter depuis mercredi dernier. Depuis qu’on m’avait appris que Thierry ne se sortirait probablement pas du covid. C’était comme si le temps s’était arrêté, j’ai passé ma soirée à guetter un texto et depuis je flotte entre deux eaux, entre les absents et la vie.
« Ce qui nous arrive,
Ne dépend plus vraiment de moi
Ce qui nous atteint
Était dans l’air depuis des mois
Ce qui se passe
C’est que l’histoire bégaie déjà.
Ce qui se passe
C’est qu’on est toujours bel et bien là.«
J’aime pas Miossec ; enfin, je crois. Je connais mal, mais cette chanson est venue se planquer dans une de mes playlists sans trop savoir pourquoi et aujourd’hui je sais.
C’est ça. La mort de Jérôme était un accident à tous les niveaux : un accident parce que c’était un accident, mais aussi un accident dans nos vies. Ça ne se renouvellerait pas. La mort de Vincent m’a touchée parce que j’avais le souvenir d’un chic type, mais je le connaissais très peu. Je suis restée éloignée et je n’ai pas vraiment intégré la nouvelle.
Ce qui se passe
C’est que l’histoire bégaie déjà.
C’est comme si la mort de Thierry entérinait un processus. Je vais avoir 50 ans, l’idée de ma propre mort m’est familière depuis que j’ai, je ne sais pas, elle a toujours été là, comme une porte de sortie, je ne m’en suis jamais vraiment cachée. Je l’ai dit, j’ai été longtemps et je le suis encore obsédée par le fait que mon fils risquait de mourir.
Mais la mort de mes potes, ça, ça n’a jamais été vraiment envisagé.
Cette idée terrifiante de rester l’une des dernières, de les voir mourir les uns après les autres. À croire que je continue de fumer pour griller la priorité à l’un d’entre eux.
Ma crise de larmes quand Yvan me dit juste qu’il a des examens à passer, rien de grave, mais la panique m’attrape, me grignote le coeur, pas lui, pas Yvan. Mon frère.
Je m’en voulais, arrête de faire ta dramaqueen, t’es pénible avec ça.
Mais mardi matin, un mail arrive. Je reste saisie devant mon ordi : la fcpe du lycée de mon fils annonce le décès d’un professeur et ce prof c’est Thierry. Quelles sont les chances qu’il soit au même lycée que mon fils depuis septembre ? Je reste glacée. Je ne savais pas. Je l’apprends deux fois.
Il y a deux séquences qui se jouent en même temps : celle de la disparition d’un mec bien, d’un homme de bien, un crève-coeur parce qu’il n’y en a pas tant que ça, d’une injustice parce que trop jeune, saloperie de virus, au moment où ils nous bassinent avec leurs vaccins et prends une couche d’ironie du sort ; et celle où nous sommes presqu’arrivés à l’âge où ça devient normal de perdre. L’âge juste avant. Le dernier virage.
Enfin, pas normal. Moins contre nature ; c’est ça, moins contre nature.
Pour autant, le décès de Thierry reste révoltant parce que ça n’aurait pas dû arriver. La seule chose qui m’arrache un sourire c’est l’idée probablement farfelue – même si je suis croyante je ne crois pas vraiment au concept de paradis – mais s’il y en a un, c’est évident que les frères Kardos y sont et certainement en train de foutre un bronx pas possible ; avec leur père décédé lui aussi du covid la semaine précédente.
Le monde a perdu un peu de sa joie et il n’y en a pas tant que ça en réserve.
Mais même l’idée qu’ils sont en train de foutre le bordel, de chanter à tue tête, même cette idée incongrue, ça ne me console pas de l’absurdité de sa mort et des absents qui m’attendent. Cette idée terrifiante devient familière, ça empoisonne tout, ça se répand et on va rester là.
Je vais rester là.
C’est ça qui m’atteint. Ce qui nous atteint.
Je vais rester là jusqu’à ce que les autres, à leur tour, restent là.
« On ne se refait pas,
On est effrayé de c’qui arrivera.
On regarde la mer monter jusqu’à où? On n’sait pas.
On est quand même mouillé car on vit bel et bien là. »
So long Thierry…