Soledad

26 avril 2009 1 Par Catnatt

 

Auteur non identifié

 

Soledad est là. Soledad danse autour de moi, compagne fidèle.

 

Elle a débarqué, je ne sais comment, quand j’étais enfant. Elle était butée, angoissée et angoissante, me rôdait autour, comme un vautour. Nous nous voyions le mercredi uniquement et puis parfois, le soir. À l’époque, c’était une vieille femme, habillée en noir, comme ces dames de Formentera, trottinant sur les routes de terre, en deuil permanent.

 

Elle m’a surprise, cachée au fond de mon lit, à moitié terrorisée, parce que ma grand-mère m’avait dit de toujours dormir sur le ventre au cas où un individu viendrait à me poignarder en pleine nuit. Je savais bien que cela ne servait à rien d’appeler mes parents au secours. Ils auraient balayé ma peur d’un revers de la main. Tandis que Soledad, elle, était présente et je m’imaginais qu’elle se réjouissait de me voir ainsi. N’empêche, elle faisait acte de présence, elle. Elle était là.

 

Elle faisait quelques efforts le mercredi et les week-ends. Elle me rejoignait dans ma salle de jeux. Elle s’était teint les cheveux et portait une robe jaune. Une robe des années 50. Le printemps filtrait à travers la fenêtre et dès que mon père tondait la pelouse, nous sortions toutes les deux respirer cette odeur et nous grimpions sur le cerisier. Soledad rajeunissait à vue d’œil au fur et à mesure que nous prenions de la hauteur. Elle était plus tendre plus souriante. Parfois, nous échangions même un sourire complice. Je commençais à bien la connaître et parfois je me disais que c’était peut-être ma meilleure amie.

 

J’ai fini par m’habituer à sa présence et j’ai grandi. Elle m’a aidé à écrire mes premiers textes. Je l’observais. Elle était assise, sur une chaise ; elle avait l’air d’une petite fille, les genoux regroupés sur elle, habillée de gris, les yeux levés vers le ciel qu’elle apercevait par la fenêtre. Immobile. Presque enfantine et tellement vieille. Source d’inspiration, je n’avais qu’à la décrire et à la mettre en scène ; c’était facile. Ma mère se penchait sur moi et lisait mes productions, me félicitait sans se rendre compte que Soledad en était la cause.

 

Et puis, elle ne m’a plus lâché quand ma mère est tombée malade. Elle avait presque l’air d’un homme d’un autre siècle par moments. Sévère. Redingote et haut de forme. Digne. Rigide. Elle ricanait quand elle assistait aux accrochages entre maman et moi. Ça l’a fait bien marrer. Elle s’est carrément installée dans mon lit après le décès ; elle prenait toute la place, je n’arrivais plus tellement à dormir. J’étais recroquevillée sur moi-même, tentant de me faire toute petite à côté d’elle, gigantesque. Elle a tout envahi. Elle est devenue énorme tellement elle se nourrissait. Parfois elle me foutait à la porte de mon pieu. Une énorme bonne femme, avec un petit sourire cruel, voilà ce qu’elle était. Elle jouait à un jeu pervers : disparaissant par moments, ressurgissant quand j’étais presque apaisée, en répit. Sa spécialité c’était de m’attendre en haut des escaliers, de la maison criant tant que j’avais peur que tout le monde l’entende :

 

« Allez, viens, monte si tu l’oses !»

 

Car mon père avait installé un portrait qu’il avait peint de ma mère. Son visage trônait, surveillant qui montait au premier étage et il fallait que je prenne mon courage à deux mains pour entamer la première marche. J’hésitais pendant de longues minutes sous les ricanements de Soledad :

 

« Allez ! T’es qu’une mauviette ! Monte ! »

 

Elle savait bien que j’étais morte de peur dans cette baraque, que je m’attendais à voir débarquer le fantôme de Maman, accusateur et haineux. Je me raisonnais : mais non, même si elle apparaissait, j’étais sa fille, elle ne me ferait aucun mal. La culpabilité prenait le pas : ce serait forcement le spectre de mes erreurs, de mes horreurs, qui viendrait se venger et Soledad, perchée sur les escaliers, approuvait et applaudissait des deux mains, comme une enfant ravie.

 

Quand je suis partie de chez moi, Soledad et moi, nous sommes devenues co-locataires du studio que mon père m’avait loué. Nous sommes devenues copines de chambrée. Je l’ai même trouvé sympa par moments. Mes conneries l’ont fait rire et finalement, je me disais que c’était devenue une amie. Quand je me suis installée avec Alex, nous avons conclu un accord : ce serait compliqué de continuer à cohabiter avec un homme. Elle s’est éloignée. Elle passait me voir de temps en temps. Elle est devenue toute mince, presque pimpante ; jolie, blonde, sourire doux, bienveillante. J’étais contente de boire un verre de temps en temps avec elle, au détour d’une fête, ou d’un moment qui m’échappait.

 

Au bout de quatre années, je suis redevenue célibataire, et Soledad a frappé à la porte. Elle était en jean, les cheveux décolorés, sexy, longiligne et agressive :

 

« T’as cru quoi ? Que tu ne me verrais plus jamais ? ». Elle a éclaté de rire. « Je suis comme la vie, je suis la vie, la tienne, je serais toujours là tant que tu oseras respirer ». Nous sommes rentrées en guerre. Des tranchées. Je la combattais, à coup d’actes suicidaires, tentant de lui couper l’herbe sous le pied. Ce n’est plus elle qui ricanait, c’était moi et dès que j’avais vaincu, je la voyais secouer la tête misérablement. Je croyais que c’était d’avoir perdu. J’ai réalisé bien plus tard que c’était parce que je lui faisais mal au cœur, moi et mes illusions. Tout ça n’était qu’un leurre ; elle remportait toujours la partie.

 

Alors pour la tuer, je suis partie en colocation à 10. Ca a fait la blague pendant quelque temps. Je ne la voyais plus vraiment. Parfois, au détour d’une soirée entre amis, j’étais assise sur le canapé, entourée et elle se posait en face de moi. Soledad avait les cheveux courts, la nuque dégagée, et me regardait tranquille. Elle était toute simple, presque assagie par rapport à nos folles années. Elle comprenait mon besoin de répit ; elle me rappelait juste à son bon souvenir.

 

Et puis, j’ai revécu seule, au milieu de meubles recouverts de draps blancs. Elle s’est adaptée. Elle flottait autour de moi, en robe blanche, diaphane, raccord avec le décor. Elle passait la main dans mes cheveux doucement, les soulevait, eux, qui tombaient en boucles sur mes épaules et déposait un baiser sur mon cou. Tendrement. L’heure était à l’apaisement entre nous. Elle m’attendait quand je rentrais du travail, me demandait si j’avais passé une bonne journée, prise dans le sacerdoce de la restauration, un métier qui ne te laisse pas penser. Je m’asseyais à ses pieds et elle me berçait avec sa main et ses murmures. J’étais bien. Elle était devenue une présence rassurante. Je ne voyais quasiment qu’elle et ça me rendait presque heureuse. Nous sommes mêmes parties en vacances toutes les deux : et j’entends encore le rire de Soledad, un rire clair de jeune femme épanouie sur les toits de Marrakech. Je riais avec elle. Je dessinais, j’écrivais, et elle s’allongeait à côté de moi, mutine. M’inspirant. M’apaisant.

 

J’ai rencontré mon ex-mari et il l’a chassée pendant quelques mois. Elle communiquait par la pensée, me murmurait des vérités que je contournais, évitais, refusais et quand j’ai accouché de ma fille, il n’y a eu qu’elle à l’hôpital. Elle m’a regardé en souriant :

 

« Tu penses que tu n’as plus besoin de moi avec la venue de ce petit être, probablement conçue pour me tromper, moi, ta plus fidèle compagne. Mais tu commets une lourde erreur ».

 

Je n’ai su que répondre. Je me doutais des limites de mon entourloupe. Notre vie s’est organisée à trois : Charlotte, Soledad et moi. Mon ex-mari nous servait de quatrième compagnon de table et finalement, nous fûmes réellement quatre avec l’arrivée de Baptiste. Soledad avait de nouveau grossi, c’était impressionnant. Elle trônait, prenait toute la place encore. Elle était impérieuse, exigeante et j’étais déchirée entre mes enfants et elle. J’ai voulu la mettre au régime forcé ; rien n’y a fait. Plus je m’acharnais, plus elle devenait énorme et intransportable, installée et invirable. Elle était devenue monstrueuse, traînant péniblement en jogging et le cheveu mal lavé.

 

Un jour, nous nous rendions au marché avec mon ex-mari, Baptiste avait plus de trois mois, bébé gigotant dans sa poussette, heureux, Charlotte savourant ce moment familial. Mon ex-mari faisait la gueule, ronchonnait et Soledad est apparue, elle qui me laissait tranquille à l’extérieur de la maison. Elle était tellement devenue gigantesque qu’elle me barrait le passage. Je n’arrivais plus à avancer et les cris, les rires des enfants n’avaient aucun pouvoir et je me suis soudain demandé si le reste de ma vie allait se passer ainsi, bloquée par Soledad, devenue obèse a force d’avoir été gavée et mon ex-mari m’expliquant à quel point j’étais merdique.

 

Je les ai poussés de toutes mes forces, je me suis échappée avec les enfants. Si j’ai réussi à mettre des centaines de kilomètres entre mon ex et moi, concernant Soledad, elle s’est fait toute petite dans ma valise, se taisant pour la première fois. Elle était devenue muette. Elle m’a vue devenir un bon petit soldat. Elle ressemblait à un elfe, elle papillonnait autour de moi mais ne m’entravait pas.

 

Apres différentes aventures, nous avons conclu un pacte de non-agression. Elle a toléré que je ne m’adresse plus à elle mais à d’autres êtres humains. Dire les choses. Elle a minci, redevenue svelte, moderne, en jean et t-shirt blanc. Les cheveux longs et châtains, le regard clair. Nous avions parfois de longs tête-têtes mais j’avais balisé son champ d’action.

 

Elle m’est retombée dessus il y a quelque temps. J’avais vieilli et elle s’est engouffrée dans cette brèche. Je l’ai accueillie, ni avec joie, ni avec peine. Je ne m’en débarrasserai jamais, je le sais. Elle est la réponse quand je ne sais plus quoi dire. Elle prend même la parole à ma place maintenant. Je la connais bien et même si je sais que je ne suis pas vraiment en sécurité avec elle, que ce sentiment est une illusion, je n’arrive pas à la foutre dehors. Je n’en ai pas la force. Je me roule en boule dans mon lit et elle me prend dans ses bras, me consolant, me murmurant qu’elle est mon plus sûr amour, le plus fidèle, le plus constant. Elle est aussi éthérée que je peux l’être : à la fois forte présence, charismatique et pas tout à fait de ce monde ; comme un fantôme.

 

« Je suis la vie, je suis toi».

 

Soledad.

 

La solitude.

 

 

 

 

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