Une société « Festen »

28 octobre 2010 1 Par Catnatt

 

 

auteur inconnu

La colonisation. Ce cadavre dans un placard que la France trimballe jour après jour. Je suis fille de français qui ont vécu à Madagascar pendant quinze ans. Ce pays n’était pas une colonie à proprement parler, dans les années 50, 60 et ce jusqu’en 1970, année du retour (en courant) de ma famille, il était un « protectorat » français. J’ai passé toute mon enfance, bercée par la nostalgie de cette époque, mangeant créole, et entourée d’objets de cette culture. Ma sœur aînée ne s’est jamais relevée du retour en métropole, ma mère non plus finalement. Je connais le discours très ambivalent, doucereux de ces expatriés, la réelle mélancolie, la mauvaise foi et le déni.

 

J’ai vu mon père se rendre malade du sort de cette contrée à laquelle il était attaché et maudire les Malgaches de leurs choix et de leurs conséquences : pauvreté abyssale, trahison des valeurs, détérioration des infrastructures, j’en passe et des meilleures. Je l’ai vu refaire l’histoire ou décrire sa réalité, bien sûr, c’était une minorité qui souhaitait foutre à la porte la mère patrie. Peut-être même que c’était vrai. Ce qu’il a oublié d’envisager, c’était le désir enfoui par manque de rêves du reste de la population, la liberté. Mais je l’ai vu garder près de lui des amis malgaches, le plus proche possible malgré la distance et les difficultés.

 

J’ai pourtant une idée très arrêtée sur la colonisation, et je vais émettre une comparaison extrêmement violente qui pourra, je l’espère, expliquer en partie, la position ambivalente de Rama Yade.  voir vidéo ci dessous. J’ai parfaitement conscience que c’est périlleux et j’espère surtout ne blesser personne.

 

La société française à propos de la colonisation fonctionne comme « Festen ». Oui, le film glacé de Thomas Vinterberg. Imaginons une famille dont l’histoire serait celle-ci :

 

Il était une fois un grand-père qui avait violé une beauté exotique, une Vénus noire qui lui faisait diablement envie avec ses ressources inexplorées, sa géographie affriolante et sa grande capacité à travailler sans contreparties, n’en déplaise à Monsieur Guerlain. Il l’avait violée, pas qu’une fois. Deux fois, trois fois, de nombreuses fois et n’en finissait pas de la mettre enceinte. Maître absolu de son domaine, il avait droit de cuissage et des mulâtres naissaient, vies entre deux eaux, entre origine massacrée et quotidien occidentalisé. Au loin, se dessinait la maison-mère, où la femme légitime régnait et observait de loin cette famille parallèle pour laquelle elle avait le plus parfait mépris.

 

La Vénus noire a fini par mourir dans le silence. Les enfants ont grandi, se sont émancipés. Ont eu des enfants à leur tour. Les « bâtards » et les officiels, les adultérins et les légitimes qui se croisaient chaque jour un peu plus, n’étaient jamais vraiment pareils, les premiers autorisés à approcher la maison du maître. À peine…

 

Alors, oui bien sûr, cette histoire, ces viols à répétition, personne n’en parlait jamais ou si peu. Le temps a passé. Un scandale. Des excuses exigées. Un autre scandale. Etouffé. Des dîners irrespirables, humains croulants sous le poids du secret, de l’humiliation ou de la honte. Certains faisaient comme si de rien n’était. D’autres balayaient du revers de la main, c’est du passé. Des petits-enfants dans une famille gangrenée. Et puis après tout, il s’était excusé, le vieil homme, d’avoir ravagé le corps, le cœur, l’âme de l’autre grand-mère, il avait changé son destin, l’avait sacrifiée au nom de son savoir, de sa toute puissance, mais il était désolé, n’était-ce pas suffisant ?

 

Au bout du troisième scandale, il s’est agacé, a balbutié des excuses du bout des lèvres, oui, très bien, ces viols, soit mais il avait changé, vieilli, compris. La crispation aidant, il a commencé à expliquer, que grâce à lui, cette partie de la famille avait eu une éducation. Avait eu accès à des soins. En omettant toutes les MST qu’il avait refilées mais tout compte fait, c’était pas si grave. La mémoire et le regret courts, le souffle court, il a regardé ses petits-enfants en leur assénant qu’ils étaient chez lui maintenant et qu’il n’allait pas passer non plus son temps à s’excuser. Après tout, c’était de l’histoire ancienne, c’était loin, il fallait oublier.

 

Et ce fut au tour des oncles et des tantes bien blancs, bien propres de surenchérir. Après tout, ils n’étaient pas nés à ce moment-là, eux, les descendants du mariage officiel. Il fallait cesser de pourrir les festins de famille avec ces vieilles salades.La grand-mère vieillissante, garante de l’identité de la famille toisait les petits bâtards de la République et les faisait bouffer à la cuisine, prétextant le manque de place, de toute manière elle ne supportait pas leur couleur de peau comme un rappel cinglant des erreurs du passé. Alors festin oui, mais pas tous ensemble.

 

Certains d’entre eux chipaient dans le frigo. En douce. Pour faire chier. Pour exister un peu plus, eux dont l’histoire n’était pas suffisamment importante pour que cette satanée famille dépense un peu plus pour qu’ils aillent mieux. C’est vrai qu’ils avaient accepté un certain nombre de choses. Franchir le pas de la porte. S’installer même dans les chambres de bonne. N’empêche, en regardant leur grand-père droit dans les yeux, ils étaient complètement parasités par le viol originel. Certains avaient pardonné. D’autres pas. La majorité se débattait avec des sentiments très ambivalents, mélange d’amour et de haine. Courir après la reconnaissance du monstre. Avoir envie de le tuer. L’entendre demander pardon à genoux. Qu’il les prenne dans ses bras, enfin.

 

Et le « Festen » continuait. Rama trônait près du grand-père. Et oui, elle participait aux décisions de famille. Elle avait de jolis souvenirs, une douce tante à la peau laiteuse se penchant vers elle pour corriger une faute d’orthographe, une adolescence heureuse et tout le travail mené pour arriver à la droite du pouvoir. Pour autant, elle n’oubliait pas l’horreur, la condamnait, et ne voulait pas entendre parler de négociations avec le passé. Partageait-elle l’avis de certains membres de la famille qui jugeait sévèrement la création d’une nouvelle maison, à l’initiative de la vielle rombière, consacrée à l’histoire de la famille côté clair ? La maison de l’histoire de France, garante de valeurs trahies tant de fois ? Une histoire réécrite, sans taches, un joli roman sur l’identité, une fable du passé nettoyé ?

 

Il ne viendrait à l’idée de personne avec une histoire pareille, de juger un enfant issu de ça. Oh si bien sûr dans certaines familles très malsaines. Mais il est communément admis par la société qu’un enfant issu d’un viol, pourra établir difficilement des relations harmonieuses avec son père. Et c’est valable avec un décalage de générations. Construire des liens apaisés sur un passé de violences, d’abus, d’esclavage, demande du temps. Beaucoup de temps.

 

La colonisation, c’est pareil. Ce n’est plus notre affaire, nous ne pouvons réparer ce que les générations précédentes ont commis comme abominations, nous portons juste cette histoire. Nous devons en assumer la responsabilité. Il ne s’agit pas de se rouler dans la culpabilité. Il s’agit de développer suffisamment d’empathie vis-à-vis de l’autre. Je pense qu’il serait décent, respectueux et humain de laisser ces petits-enfants maltraités de la République Française digérer lentement, se reconstruire, conjuguer leurs contradictions, et faire acte de résilience jusqu’à ce que cette faute fasse partie d’un passé assumé.