Les Danaïdes : Tant de nuits

24 novembre 2010 0 Par Catnatt

 

Il est 3 heures du matin, l’heure des solitudes alcoolisées et « des tristesses surannées ». Il enfonce maladroitement la clé dans la serrure de son petit appartement, flamboyant à l’extérieur, chiche à l’intérieur, comme la plupart de ses congénères parisiens, cette espèce en voie de développement, l’apparence glamour, secteur branchouille, payé au lance-pierre avec le sourire. Il pose son mac, son blouson, gestes fatigués, il poserait bien aussi ses bières et ses whiskys, question d’avoir la tête un peu plus claire, mais il faudra attendre le lendemain et le mal pour le mal pour revenir à une certaine vivacité. Il a des envies de Bashung, il aurait adoré être Bashung, il imite tant bien que mal son apparente désinvolture, sa lenteur et ses ironies, à défaut d’avoir des tripes autant imiter le style. Ce sera « Tant de nuits » ce soir. « Si loin de moi. »

 

Seul chez lui, le plomb s’abat sur lui, « les ongles un peu noircis » par la traîtrise, quelques minutes auparavant, il riait, il lançait boutades sur boutades, mots d’esprit sur mots d’esprit, on s’enthousiasmait sur ses réparties, sa sensibilité, son intelligence vive, il est 3 heures et quart, et il sait que ce n’est que du par cœur. Celui-ci n’y est plus depuis longtemps. Il caresse les tranches des livres alignés, sa bibliothèque fournie, impeccable, aucune faute de goût, presque flippante tant elle ne comporte aucun accident, celle qui avait fait rêver son ex-femme. « Mon ange je t’ai haïe ».

 

Les femmes. Il fait semblant de les aimer, il ne les supporte pas. « Icône idolatrée » pour mieux démolir, une pensée pour sa mère, celle qui est partie, ou celle qui a été abandonnée, s’il est honnête sa haine a pris racine ici. Depuis, il se venge, s’acharne, venimeux, abandonne en silence, charmant, toujours charmant, « les ongles un peu noircis » par la cruauté, « Mon ange je t’ai punie », quelque part, on en veut toujours d’aimer, il se débat avec cette corde, il s’étrangle et l’arrache. Il se sert un dernier verre, il est 3 heures et demie, il titube un peu, à peine, parce qu’il lâche prise, seul chez lui, face aux « ombres équivoques ». Se passer de l’eau sur le visage avant de se laisser envahir par l’émotion, s’asperger, relever la tête, se faire face. Il aurait adoré ressembler à son père, mais c’est sa mère qui ressurgit. « Des malheurs qu’on oublie ».

 

Son père. Il a beau faire, il ne sera jamais à la hauteur, il a tenté, son père, ce héros, il ricane, « des fils dont on se moque », une gorgée d’alcool pour faire passer, le père tellement brillant qu’il serait de mauvais ton de le détester publiquement, et puis ce serait une défaite, non, non, c’est mieux la complicité intellectuelle feinte, « les ongles un peu noircis » par la perfidie.

 

Quatre heures moins le quart. « Immondice à la nuit », son sourire las est son meilleur ami, il l’exécute à la perfection sur commande, il fait flancher les femmes et tient à distance les hommes, ultra sensibilité pour les unes, infinie sagesse pour les uns, tromperie permanente. « Que mon cœur n’a cessé de me donner la vie ». Si seulement c’était vrai. Il est trop tard, il faudrait qu’il dorme pour que la chape de plomb se rabatte violemment sur « les ombres équivoques », une gorgée supplémentaire pour repousser les assauts de la conscience mais « des armées insolites » envahissent le champ de mines de ses émotions, les réelles, pas celles, artificielles qu’il déroule sous les yeux du monde. « Mon ange je t’ai trahie ».

 

Quatre heures. Il se déshabille péniblement, il faudrait qu’il change ses draps, qu’il vire les tasses à café accumulées et les verres poisseux, il se couche, la haine silencieuse, ressasse, repousse, « Je t’ai laissé tuer nos jeunesses débauchées, le reste de nos vies », il éclate en sanglots, il le sait, il le sait à cette heure, c’est lui l’assassin, cesse de dresser sa liste de bouc-émissaires, incapable de résilience, le petit garçon se roule en boule et résonne dans sa tête à lui faire exploser les oreilles :

 

« Des fils dont on se moque et des femmes que l’on quitte »

 

Il sanglote et donnerait tout à cet instant pour être blotti dans les bras de celle qu’il a vraiment aimée, c’était insupportable, c’est insupportable, « Mon ange je t’ai haïe », épuisé, il se calme, il s’endort en larmes, demain, pitié, demain, et le monde qui l’oblige à tenir debout, le sourire las qui le maintient, un semblant de vie, demain.

 

Demain avec l’aube, la haine sera revenue.

 

Découvrez la playlist tant de nuits avec Alain Bashung

Ce texte s’inscrit dans une série « Les Danaïdes » (les cinquante filles du roi Danaos. Elles accompagnent leur père à Argos quand il fuit ses neveux, les cinquante fils de son frère Égyptos. Après qu’ils aient proposé une réconciliation, elles épousent leurs cousins et les mettent à mort le soir même des noces. Les Danaïdes sont condamnées, aux Enfers, à remplir sans fin un tonneau sans fond.). Je prétends que les humains passent leur vie à remplir sans fin un tonneau sans fond. Je prétends que ni l’argent ni le sexe ne font tourner le monde mais bel et bien le manque d’amour, parfois jusqu’à la déviance…