Le paradis perdu des Kit Kat

11 juin 2012 11 Par Catnatt

 

 

On était installés sur une terrasse de café. C’était dimanche matin et nous avions apprécié de passer un moment tous les deux ; c’était suffisamment rare pour que cela soit devenu précieux. On avait déambulé dans le vide-grenier à la recherche de jeux vidéos. Il était à l’affût, n’achetant pas pour acheter, mais en quête d’un jeu qui allait vraiment l’absorber. Il pouvait disparaître pendant des heures dans ces univers parallèles, là où il était un vainqueur ; la plupart du temps.

 

Je lisais le journal, il apprenait par cœur les notices. Je buvais un café, il aspirait son coca. Je lui parlais du monde, il ne me répondait pas. Je ne sais plus comment c’est venu mais j’ai fini par éclater de rire en parcourant un article :

 

« -Tu sais que les gens sont tous cinglés ? Non mais vraiment hein ?!

 

Il a planté ses grands yeux verts dans les miens ; je tombais amoureuse de ses cils à chaque fois que je les regardais : immenses, noirs, presque féminins.

 

-Je sais ».

 

Et un sourire amusé est apparu sur ses lèvres.

 

C’était dit tranquillement. Ce n’était pas dit pour me faire plaisir, ce n’était pas une approbation en mode automatique, non, il savait vraiment. Il avait, comme ça, depuis des années, des réflexions d’ancien ; il vivait entre blagues toto et existentialisme.

 

Le lendemain matin, il était l’heure d’aller à l’école et il était encore un peu en retard et je n’avais évidemment pas préparé son goûter et il était là dans la cuisine, près de moi, dans son sweat-shirt rouge à capuche, son jean fatigué, ses baskets neuves et immaculées, ses cheveux en bataille et des traces de chocolat, ses yeux verts et ses cils immenses.

 

« -J’aimerais bien arrêter le temps.

 

Je lui souriais tout en lui passant des paquets de gâteaux. Des Kit Kat, c’était la classe d’avoir des Kit Kat pour son goûter d’après ce qu’il m’avait expliqué.

 

-Tu voudrais arrêter le temps pour que tu aies neuf ans pour toujours ?

-Oui, ce serait bien !»

 

J’ai ouvert la bouche, prête à débiter des conneries d’adulte : mais non, tu verras, tous les âges sont épatants ; tu gagnes en liberté à chaque fois et tu verras, ça va être formidable d’être un adulte. Tu verras, chaque âge a ses aspects positifs et de toute manière, on ne peut pas arrêter le temps. Tu verras, tu connaîtras plein de supers bons moments à n’importe quel âge. Oui, tu verras…

 

J’ai ouvert la bouche prête à débiter des conneries d’adulte, il m’a regardé, les mots se sont engouffrés dans ma gorge et ont agonisé en l’espace d’une seconde. On est restés silencieux : un silence léger et tranquille, un silence comme j’aimais, un silence comme il aimait, je crois. Je n’ai fait que lui caresser la joue doucement.

 

– A ce soir, Maman ! »

 

Il est parti à l’école, en bondissant, comme d’habitude : sans blouson et le cartable en vrac, des rêves plein la tête et des considérations éternelles.

 

J’étais contente de m’être tue. Si j’avais répondu, je lui aurais presque menti. Il y avait de fortes probabilités pour que ses neuf ans ne soient pas sa meilleure période, il y aurait évidemment d’autres excellents moments : saisissants, magiques, étincelants. Mais je n’en savais rien en fait. Peut-être que Baptiste, lui, savait, peut-être qu’il avait réalisé que jamais plus il ne serait heureux comme ça : insouciant, libre, irresponsable. Heureux comme on peut l’être quand on est un enfant. Peut-être que Baptiste avait voulu marquer ce moment, faire une encoche au temps, corner une page et lui répondre aurait gâché ça.

 

J’ai quitté la maison et je me suis engouffrée dans le métro. Ces quelques minutes m’avait secouée. Je les faisais défiler au ralenti : il s’était passé quelque chose d’indéfinissable, quelque chose d’important. Peut-être que Baptiste oublierait ce moment ou pas, peut-être qu’il le rechercherait longtemps, coincé dans un coin de sa mémoire. Ou pas. Peut-être que mon fils ne serait plus jamais heureux comme il l’était et qu’il l’avait senti. Ou pas.

 

Les larmes me sont montées aux yeux et j’ai pleuré un peu sur le temps qui passe, la mémoire qui s’imprime chaque jour mais oublie et le paradis perdu des Kits Kat. Je me suis traitée d’idiote mais je savais au fond de moi que l’émotion fragile de ce moment partagé avec mon fils était importante.

 

Je suis arrivée au travail et j’ai pris quelques minutes pour figer cet instant, l’enfermer dans un genre d’attrape-secondes, en me disant que dans vingt ans, trente ans ou plus, peut-être que mon fils, après l’avoir perdu ou précieusement conservé, serait heureux de le retrouver au détour d’un texte de sa mère.

 

Peut-être qu’il murmurerait à la vieille dame drôle et insupportable que je serai devenue :

 

« J’aimerais bien encore arrêter le temps».

 

Et je lui caresserai doucement la joue…