Et au-delà d’elle ? (4 X 16)
Je n’ai rien vu arriver, je me suis fait cueillir par l’émotion soudainement, dans le cabinet de la chiro, ma chère Pauline, j’avais prétendu que tout allait bien parce que sur le papier tout va bien et la voilà, l’émotion, la pure, la vraie.
Je me tiens loin de l’émotion, je la canalise, le cinéma, la musique, oui, la fiction en somme, pas la réalité, enfin je m’organise pour que rien n’arrive, Marie Kondo des sentiments.
On a fêté son anniversaire, mon petit dernier, mon dernier enfant, 16, tu as l’âge où ta grand-mère estimait qu’on pouvait se débrouiller seul, résister, encaisser, poursuivre. Je n’ai rien vu arriver, quelques jours plus tard j’ai réalisé.
Au-delà d’elle. Symboliquement, je suis au-delà de ce qu’elle a fait, c’est une vertigineuse page blanche qui s’ouvre à moi.
1 X 16. Stay.
L’enfance, l’adolescence bercées par cet étrange letmotiv, je mourrai lorsque mon dernier enfant aura 16 ans, j’aimerais rencontrer d’autres personnes qui ont été l’horloge parlante de leur parent, comment fais-tu toi pour encaisser que plus tu grandis plus tu rapproches de la mort ta propre mère ? Où as-tu rangé ce vertige ? La légende se construit de ma naissance jusqu’au deuil, 1 X 16 pour apprendre, 1 X 16 pour apprendre que rien n’a de sens, l’absurde, « avec l’amour maternel, la vie vous fait, à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais » (Romain Gary) Surtout si elle part.
2 X 16. Stay with me.
L’oubli, l’ivresse rythmés par la musique forte, trop forte, irresponsable ou faisant semblant de l’être, les départs, Paris, Bordeaux, j’ai enterré à coups de pioche la peine et le chagrin, plus il y a de monde, plus la solitude est grande, mais elle est absorbée par le bruit, comme une pièce que tu bourres de meubles et de tableaux et de décorations et de bibelots et de papier peint ; tu finiras toujours par t’entendre hurler. 2 X 16 pour oublier, 2 X 16 pour oublier que rien n’a de sens. Alors tu sauves en vain d’autres qui n’en demandaient pas tant. Alors tu fais des enfants pour te sauver à ton tour ; avec tout mon amour, la vie fera une promesse à mes enfants qu’elle tiendra.
3 X 16. Stay with me until I sleep.
L’architecture, la responsabilité construites après une dernière secousse, je reviens vers toi, ton mystère et ta malédiction. J’écris sur toi, je reviens en arrière, je crois en Dieu, je regarde la pièce et je retire meuble après meuble, tableau après tableau, souvenir après souvenir, je range, texte après texte, fixette après fixette, tell me what you saw in me and I’ll try to replicate it with a scene. Il reste la table, la table de négociation et toi et mes enfants que j’élève probablement dans le fantasme de ce que tu aurais fait toi. 3 X 16 pour bâtir, 3 X 16 pour bâtir et que tout ait du sens. Alors je me replie en moi pour trouver la paix, après tout, la vie ne fait pas qu’une promesse, elle est espérances.
4 X 16. Stay with me until I sleep within your host.
L’inconnu, la page blanche.
48.
J’ai eu 48 ans ce 22 janvier.
Mon dernier enfant a eu 16 ans et je suis là. Je suis au delà de toi à présent. Je vais te distancer. Je n’ai jamais envisagé cette possibilité et il est probable que je dépasserai l’âge de ta mort : un jour je serai plus vieille que toi ; toi ma mère, moi ta fille. 5 X 16. Je ne peux plus fantasmer quoi que ce soit, tu n’es plus là, pas de photo, pas de film, pas de mémoire, je vais faire plus que ce que ma grand-mère et ma mère avant moi ont accompli. Tu as été mon phare toutes ces années, ma fidélité envers toi était sans failles dans le reproche et le compliment ; tu as toujours pris une place immense, enchanting ghost. 4 X 16 pour s’affranchir, 4 X 16 pour m’affranchir et créer mon propre sens, ma propre promesse. La pièce est vide, vide de passé et je vois les avenirs se dessiner le long des murs. Tu ne pourras plus me murmurer ce que tu vois en moi, je ne pourrais plus t’inventer des scénarios, il est temps qu’on abandonne nos mains, que j’ouvre la porte, je regarde une ultime fois la chambre de nos conversations silencieuses, j’hésite, je vois aussi au delà.
Je reste quelques minutes entre l’au-delà et au delà.
L’ambivalence des conjonctures.
Être plus vieux que ses parents, n’est-ce pas une idée vertigineuse ? Ceux que l’on voyait comme des dieux invincibles entraînés par la réalité dans une chute irréversible, mouvement perpétuel de l’humanité, juste avant, juste avant de devenir à notre tour l’espace d’un instant des dieux invincibles, juste avant, juste avant de chuter à notre tour. Quoiqu’on fasse, quoi qu’on dise, nous nous situons toujours par rapport à eux, contre eux, comme eux, pour eux. L’alpha et l’oméga de nos vies. Réfléchissez et soyez assez lucides pour constater les trajectoires, au début parallèles puis décalées, on se fait toujours rattraper…
Lorsque je me replie en moi, je ne t’ai jamais vue, enfin pas vraiment, tu étais un monument de condamnation, mon juge et mon procureur, statue du commandeur. L’idée de croiser ton fantôme m’a terrifiée pendant des années parce que tout était de ma faute, rien n’était assez bien, rien n’était suffisant. Lorsque je me suis repliée en moi il y a quelques jours, tu m’as souri et pris la main, présence bienveillante, enfin compagne. Est-ce l’idée que je ne te dois plus rien ?
L’ambivalence des projections.
De la grâce en toute chose, j’avance vers un avenir qui sera mien, un sens et un vertige qui seront miens.
5 X 16.
Don’t carry on carrying regrets, oh no oh oh oh
Somewhere there’s a room for us to speak alone .