Me taire et tes larmes retenir : notre estuaire

21 octobre 2017 2 Par Catnatt

Selena Sage

 

Nous nous sommes tenues jusqu’à ce que nous disparaissions à nos vues et je ne sais pas pour elle, mais elle avait à peine tourné le dos que les sanglots ont éclaté ; mon fils m’a pris dans ses bras.

Ma fille est partie.

Ça fait un mois.

« Comprendrais-tu ma belle
Qu´un jour, fatigué
J´aille me briser la voix
Une dernière fois
A cent vingt décibels
Contre un grand châtaigner
D´amour pour toi »

Pourtant, c’est moi qui ai eu cette idée. J’ai (très) souvent des idées à la con. Nous avons commencé à en parler à la fin de sa seconde. Je lui avais raconté que mon père m’avait proposé un truc fou à la fin de mes études : il me finançait un tour du monde ; j’ai dit non et je ne suis pas une femme de regrets, ô grand jamais, mais je reste convaincue que j’ai quand même fait une connerie ce jour-là. L’idée pour Charlotte c’était qu’elle fasse une pause entre le bac et les études car il n’y aura pas 36 occasions. Alors l’Australie.

Il n’a jamais été question d’étudier, je souhaitais vraiment qu’elle fasse un break à ce niveau-là. Par contre il était question de bosser, d’avoir un appart, de devenir autonome et qu’elle rentre l’esprit clair par rapport au confort des études car je crois que certains jeunes ne réalisent pas que la plupart du temps que c’est une période bénie (lorsqu’on est dans de bonnes conditions s’entend). Je ne l’ai pas réalisé à l’époque, j’ai compris bien plus tard ce que ça représentait de passer 8 heures par jour 5 jours sur 7 à bosser. Ça peut être très long…

Je souhaitais qu’elle se confronte à la solitude. Oui c’est aussi une idée à la con quand on est parent, mais j’ai depuis toujours cette idée ancrée que la solitude arrive un jour ou l’autre et que mon boulot c’était aussi de l’armer pour ça aussi. Être capable d’encaisser l’isolement, c’est aussi vivre. C’est pourquoi il n’était pas question de pouvoir rentrer en cas de coup de blues.

Et puis on s´imagine 
Des choses et des choses 
Que nos liens c´est l´argile 
Des promesses faciles 
Sans voir que sous la patine 
Du temps, il y a des roses 
Des jardins fertiles

Elle adore Melbourne. Les gens y sont plus cools, plus ouverts dit-elle. En pleine tourmente #BalanceTonPorc, elle me dit que lorsque des gars t’abordent dans la rue, c’est très souvent juste pour discuter. Ça semble safe. Elle a été très enthousiaste. Et puis elle a eu un vrai coup de blues : la faute à la recherche de boulot, l’angoisse de ne pas y arriver. Elle a appris que les gens parlent beaucoup et ne font pas grand-chose. On l’a fait tourner en bourrique sur des propositions de boulot qui jamais ne se concrétisent.

Le deal c’était qu’il fallait qu’elle tienne deux mois au minimum. Si elle rentrait au bout de cette période, elle devait nous rembourser son grand-père et moi. Parce qu’il ne faut pas exagérer non plus, quand on part avec 4500 dollars, on se doit de se bouger. Si elle tenait, c’était notre cadeau à sa ténacité.

Je l’ai sentie très mal à un moment donné. Et je ne sais pas pour elle, mais ça m’a déchiré le coeur. Lorsque votre enfant est loin et que vous ne pouvez rien faire. L’impuissance brute. À l’intérieur, j’avais des mots de retour, mon bébé, rentre, sois dans mes bras, à l’extérieur j’agissais comme un entraîneur de foot.

Émotionnellement, c’est une grande expérience pour Charlotte et moi.

« bien sûr on se figure 
que le monde est mal fait 
que les jours nous abiment 
comme de la toile de Nîmes 
qu´entre nous, il y a des murs 
qui jamais ne fissurent 
que même l´air nous opprime « 

J’aimerais vous raconter que nous avons profité avant qu’elle parte, évidemment, de la douceur et de l’amour, des rires et de la complicité, la vérité c’est qu’on s’est foutues sur la gueule. J’ai été con comme un parent. Tant que c’est resté une idée, nous étions très enthousiastes et puis le premier gravier, nous avons commencé à nous embrouiller et en fait nous avons passé l’été précédant son départ à nous déchirer. Je me suis dit je ne sais pas combien de fois qu’elle allait partir, notre relation en lambeaux. Charlotte ne faisait pas ce je lui disais. Charlotte ne faisait plus ce je lui disais. Qu’est-ce que j’espérais ? J’avais voulu et la solitude et l’autonomie, la seconde a pointé son nez et je n’ai rien vu arriver. Nous avions traversé une adolescence de rêve et j’ai vraiment cru que nous avions dépassé le stade de l’affrontement sans réaliser que précisément c’était à ce moment-là que j’aurais dû savoir que la tempête allait éclater. Nous sommes si peu de choses n’est-ce pas et tant d’illusions ? Avec le recul, je me dis que si nous nous sommes tant déchirées cet été, c’était que quitte à être séparées, autant le faire à fond. J’avais oublié à quel point c’était fusionnel entre elle et moi tant c’est ancré. Je l’ai toujours dit pourtant, Charlotte est arrivée dans mon ventre et mes bras et c’était elle et moi contre le reste du monde. Qu’est-ce que j’espérais ? Alors la grande déchirure pour avoir une bonne raison d’être séparées. J’ai cru que nous serions froides à l’aéroport, j’ai souhaité qu’elle parte avant et bon débarras et j’ai pleuré tous les jours qui ont précédé son départ.

« Trouverais-tu cruel 
Que le doigt sur la bouche 
Je t´emmène, hors des villes 
En un fort, une presqu´île 
Oublier nos duels 
Nos escarmouches 
Nos peurs imbéciles »

Nous n’avons rien lâché avant la dernière soirée ; têtues et orgueilleuses que nous sommes. Virginie et Céline nous ont sauvées de notre connerie monumentale et ces dernières heures ont été joyeuses et câlines. Nous n’avons pas reparlé de nos différents, nous les avons mis de côté ou enterrés, je ne sais pas encore, parce que ce qui comptait c’était d’être ensemble, elle, son frère et moi : ChaBaNat. Ces deux énergumènes qui se supportent à peine au quotidien ont passé les derniers jours collés l’un à l’autre. Ils ne sont jamais faits de câlins de toute leur enfance ou alors maladroits les câlins ou je n’ai jamais vu et je sentais ces derniers jours qu’ils avaient besoin physiquement d’être près l’un de l’autre.

Nous sommes une cellule.

Et pourtant…

Et pourtant, nous ne le sommes plus vraiment ou le temps nous est compté. Charlotte a sa vie propre à présent et avec son absence, elle qui a fait le lien, Baptiste et moi nous nous sommes rapprochés. C’est bien pour tout le monde.

« Il est un estuaire 
A nos fleuves de soupirs 
Où l´eau mêle nos mystères 
Et nos belles différences 
J´y apprendrai à me taire 
Et tes larmes retenir 
Dans cet autre Finistère 
Aux longues plages de silence « 

Notre estuaire, notre famille.

Oui, j’apprendrais à me taire et tes larmes retenir, ma chérie. Parce que j’aurais dû me taire cet été et te laisser faire. Parce que tes décisions ne seront pas toujours les meilleures, mais que ce seront les tiennes et que je n’aurais qu’à tenter de retenir tes larmes. Mais tu n’as pas idée des angoisses depuis des mois, cette sensation sourde que j’allais te perdre, qu’il allait t’arriver quelque chose si je n’étais pas là, que je ne pourrais pas te sauver. Il m’était insupportable que tu sois malheureuse loin de moi.

L’illusion de la toute puissance et la réalité de la fragilité.

Aujourd’hui je suis fière. Charlotte a été ivre de liberté puis déçue, déprimée et enfin victorieuse. La joie de s’être accrochée et d’avoir enfin trouvé un taf déclenchant la future coloc, une nouvelle vie de jeune adulte. Elle ne se le doit qu’à elle-même et elle a seulement 18 ans.

Nous avons fait une video 3 semaines après qu’elle soit arrivée et j’ai senti qu’elle avait switché. Les traces d’enfance avaient disparu. Le plus compliqué pendant l’adolescence pour les parents, je crois, ce sont ces constants allers-retours entre l’adulte et l’enfant, on ne sait sur quel pied danser, on ne sait jamais qui on a en face. Et là, c’était limpide lors de cette vidéo. Oh elle n’est pas une adulte encore, loin s’en faut, mais il était perceptible qu’elle avait quitté l’âge tendre : plus confiante en elle et moins crédule. L’insouciance s’était envolée et on le sait bien que ça arrive un jour ou l’autre, ça fait partie du deal même si ça brise et gonfle le coeur en même temps. Elle avait changé, ça se voyait à son regard, sa façon de parler, l’adulte apparaissait. Je le savais pour l’avoir vécu auparavant. Il y a eu un avant et un après lorsque je suis partie vivre à New-York pendant quelques mois. Ça te forge.

C’était tout ce que je souhaitais quand j’ai eu cette idée à la con. Elle me manque, mais je sais qu’elle avance à pas de géant là-bas, je sais qu’elle évolue et nous mettons bien les enfants au monde, pas à soi n’est-ce pas ?

« Car là-haut dans le ciel 
Si un jour je m´en vais 
Ce que je voudrais de nous 
Emporter avant tout 
C´est le sucre, et le miel 
Et le peu que l´on sait 
N´être qu´à nous »

Ce que l’on sait n’être qu’amour aussi. Notre estuaire t’attend ma chérie, il sera toujours là quoi qu’il arrive; même quand je ne serai plus là. J’ai fait le job et depuis septembre, tu as ta vie en main.

Nous nous sommes tenues, nous avons laissé échapper quelques tu me manques depuis que tu es partie, mais à quoi ça sert de le répéter puisque ni toi ni moi ne souhaitons ton retour ? On le sait bien que l’on s’aime et que l’on se manque…

« Il est un estuaire 
A nos fleuves de soupirs 
Où l´eau mêle nos mystères 
Et nos belles différences 
J´y apprendrai à me taire 
Et tes larmes retenir 
Dans cet autre Finistère 
Aux longues plages de silence »