Asphyxie

10 décembre 2010 1 Par Catnatt

Je suis une enfant de la violence. Je suis une femme de la violence. Et personne n’a idée de l’énergie passée à domestiquer cette nature, du temps passé à démonter la mécanique, comprendre toutes les facettes pour mieux canaliser. Mais là où cette notion, que je prétends bien connaître, me fascine, m’intrigue, m’hypnotise c’est lorsqu’elle n’a pas l’air de ce qu’elle est. Quand elle se réfugie dans une douceur, un silence, comme une paix, tons pastel, bonne éducation, têtes baissées, gentillesse de façade et propreté.

 

Cette violence-là est compliquée à affronter, on ne frappe pas un sourire, même s’il est assassin, cette violence-là est difficile à identifier, on ne peut épeler, un v, un i, un o, un l et les lettres qui vont avec quand on vous broie d’une étreinte, cette violence-là est quasi illisible : « je t’aime tant ».

 

Virgin Suicide est un film que j’ai dû regarder au bas mot 5 ou 6 fois. J’ai écouté la bande originale des heures durant. J’y repense souvent, cela fait partie des références importantes de mon imaginaire. Au même titre que Festen, il n’y est question que de violence épouvantable sous une apparence d’eau claire, un lac, une image d’Epinal et je suis convaincue que ce genre de sauvagerie est plus complexe à deviner, à verbaliser et surtout à combattre. Encore faut-il réaliser que nous sommes des souffre-douleur, là où il n’y a pas de victime déclarée, il n’y a pas de crime.

 

Ce film de Sofia Coppola est à l’origine un roman, lui-même basé sur une histoire vraie des années 70 : cinq sœurs vont se suicider dans une banlieue tranquille des Etats-Unis. La mort est l’ultime recours, et faut-il n’avoir aucune issue pour s’y jeter. Cinq sœurs se suicident, étouffées par leurs parents, la démission des voisins, leurs commérages, les amis démunis, la fin du mirage des années 50, la gueule de bois de la fin des années 60. La petite dernière met fin à ses jours au début du film. Les quatre autres clôturent l’histoire. Entre ? L’impression d’une lente asphyxie, renforcée par la musique répétitive de Air, et symboliquement représentée par l’agonie des ormes, des arbres splendides, plantés devant chaque maison de ce quartier résidentiel, des arbres incroyablement vivants en apparence, et pourtant déjà morts. Seule la lumière, belle, radieuse, rappelle que il y a encore de la vie, surtout dans les scènes où les garçons tentent de retracer les rares moments d’insouciance. La vie est une utopie colorée, la réalité est blafarde, aux couleurs toujours teintées de gris, la maison, les parents.

 

Personne ne crie dans ce film, personne ne pleure ou si peu, il y a à peine l’esquisse d’une révolte, et la violence règne, pièce maîtresse de cet engrenage infernal qui aboutit à l’impensable : voir tous ses enfants choisir de quitter ce monde plutôt que de continuer à vivre avec vous.

 

Pour comprendre, ou tenter de comprendre, je m’approche du père. La lâcheté est une forme de violence, c’est celle-là qu’il commet. C’est celle-ci qui est irréparable. Réfugié dans sa science, il laisse plein pouvoir à sa femme, puis au fur et à mesure se détache de la réalité, trop insupportable, ne reconnaît plus ses filles, parle aux fleurs. Sa folie n’est que la conséquence de son abdication, ses silences, ses démissions sont autant d’agressions.

 

La mère est un despote, une folle aux airs impeccables de ménagère parfaite, catholique ultra-pratiquante, le refuge tellement pratique de ce genre de perversion. Elle refuse que ses enfants grandissent, lui échappent, vivent un peu, les retient, les enferme, les retire de l’école, les retire de la société, préfère qu’elles soient prisonnières plutôt qu’elles deviennent autonomes, refuse de comprendre et ce jusqu’au bout : « « Aucune de mes filles n’a manqué d’amour. Il y avait beaucoup d’amour dans notre foyer, je n’ai jamais compris pourquoi ».

 

Et là voilà, à mon sens, la plus perverse des violences. Détruire un être humain en l’aimant. Mal aimer, c’est terrible. Quand Cécilia, la plus jeune, tente une première fois de se suicider en s’ouvrant les veines dans une baignoire, la mère pense seulement à lui amener une robe de chambre. Pour qu’elle soit couverte, et non pas nue. C’est ça l’important pour elle, pas le geste de sa fille. Toute la grille affective de cette femme est brouillée. Son sens de lecture des émotions est perturbé, c’est une handicapée des sentiments. « Le scandaleux égoïsme d’une femme qui ne pensait qu’à elle-même ».

 

Le monde est rempli de ce genre d’être humain. Des êtres défaillants, eux-mêmes la plupart du temps, prisonniers d’un système transgénérationnel. Plus je vieillis, plus, viscéralement, je ne supporte plus ce genre de cruauté qui se déguise en un geste tendre. Je la détecte vite, comme si à force de décortiquer ce phénomène, quasi obsessionnel chez moi, j’avais développé un sixième sens. Et si des associations, des lois, des reportages, des tribunaux et des commissariats de police luttent chaque jour que Dieu fait contre la violence physique, ou celle plus insidieuse des rapports de force, il n’existe rien ou si peu sur la violence dont je parle ici. Elle se niche partout. Derrière chaque façade de jolie maison, il y a potentiellement des parents remplis d’amour qui détruisent consciencieusement leurs enfants. Malgré eux. Une toxicité inaudible, inodore, incolore, indolore, aussi puante que les algues qui pourrissent l’atmosphère de la soirée qui clôture le film. Thème de la fête : l’asphyxie.

 

L’asphyxie, cette douce violence, ce meurtre au ralenti. Cette sensation que, sans aucune raison apparente, nous sommes oppressés, cherchons l’air, à bout de souffle, exsangues. Pas de symptômes, pas de température élevée, pas d’infection, juste dyspnéiques, sans s’apercevoir que ce sont ceux que nous aimons le plus qui bouffent, dévorent, la totalité de notre oxygène. Hors d’haleine, nous le réalisons parfois, ce lien strangulatoire, mais c’est souvent trop tard, au mieux nous sommes devenus des asthmatiques de la vie, souffreteux, survie affective, au pire, on suffoque une ultime fois. Ou alors, avec un courage surgi de je ne sais où, oui du courage, nous desserrons à grand peine, le temps passant, cette saloperie de corde. Elle reste là, elle est juste un peu plus longue, un peu plus lâche et la marque autour du cou reste. Et avec un long travail sur soi, cette corde affective finit par rester à terre, et nous continuons notre chemin, enfin libres.

 

Ce ne fut pas le cas de ces cinq gamines, blondes, vêtues de blanc, souvent, aux sourires angéliques, qui auraient juste aimé vivre un peu. Juste un peu.

 

« En définitive, qu’importe l’âge qu’elles avaient, qu’importe même qu’elles aient été des filles, seul compte le fait que nous les avons aimées et qu’elles n’ont pas entendu nos appels, qu’elles ne les entendent toujours pas, là où elles se sont retirées, pour être seules à jamais, là où les pièces manquantes manqueront à jamais. »